Le mois de Marie de l'Immaculée conception
Source : Livre "Le mois de Marie de l'Immaculée conception" par A. Gratry
1ère méditation
Seigneur, ayez pitié de nous ! Christ, ayez pitié de nous ! Seigneur, ayez pitié de nous !
Seigneur,
ayez pitié de tous les hommes ! Seigneur Jésus, pendant votre passage
sur la terre vous avez eu pitié du monde, et vous avez versé des larmes
en contemplant la face du genre humain, en voyant l'immense foule des
hommes assis dans les ténèbres et dans la mort, abattus et foulés aux
pieds par le mal, la douleur et l'iniquité.
Seigneur,
que votre divin regard soit toujours sur nous. Que votre divine
compassion ne cesse jamais. Voyez, chez toutes les nations, la plupart
des âmes dans la mort ! Voyez les hommes privés d'amour, vides de toute
espérance et de toute foi, et, dans leur secret désespoir, abandonnant
tout effort, toute prière vers vous, pour s'enfoncer dans la chair et le
sang. Voyez les âmes, Seigneur, descendre au-dessous de la nature
humaine vers l'état animal, et rejeter non seulement votre grâce, mais
encore presque tout usage naturel de la raison et de la liberté. Voyez
les hommes, dans les ténèbres de la sensualité, dans les fureurs de
l'égoïsme, se détester les uns les autres, se craindre, se trahir, se
tromper et s'égorger entre eux, et, comme le dit l'Écriture sainte,
remplir le monde d'adultère et de sang (osée, IV, 2). Voyez, Seigneur,
le venin du péché se répandre sans cesse et ruiner les nations et les
individus, les corps, les âmes, les cœurs et les esprits.
Ayez pitié, Seigneur, de ces immenses parties du genre humain qui n'avancent point, qui n'ont pas
encore reçu la lumière, et où le règne des ténèbres se confirme par sa
durée et par sa résistance aux efforts de votre soleil pour se lever sur
ces races endormies !
Ayez
aussi pitié des peuples chrétiens ! Ayez pitié de ceux qui chancellent
dans la foi ; qui ne comprennent pas le haut degré de noblesse où vous
les avez élevés ; qui méconnaissent les forces divines déposées dans
leur sein, les vertus purificatrices et les dogmes réparateurs que vous
présentez à la terre par votre Église ! Ayez pitié des peuples qui, dans
leur tiédeur, hésitent, s'arrêtent, en sorte qu'on se demande si le
moment affreux dont parle l'Écriture sainte n'est pas venu pour eux, ce
moment du dégoût divin, où le Roi des hommes, lassé dans sa patience, va
les rejeter et les vomir hors de son cœur (apoc, III, 16) !
Seigneur,
ayez pitié des peuples qui s'efforcent de vous retrouver, et qui
cherchent à conformer de plus en plus à votre divine parole leurs mœurs,
leurs idées et leurs lois ! Ayez pitié des luttes cruelles qu'ils
soutiennent contre l'hypocrisie et l'ignorance, contre l'esprit du mal, contre les corrupteurs des peuples !
Ayez
pitié des chrétiens séparés qui recommencent à soupçonner les pure
lumières universelles et la source d'où elles émanent, mais que le
mensonge permanent, l'ignorance à peu près invincible, l'avarice
indomptable, exaltée par la possession, la haine invétérée contre le
centre de votre Église, menacent de maintenir bien longtemps encore sous
le joug !
Mais,
Seigneur, ayez surtout pitié des âmes fidèles dans leur lutte contre le
péché ! Ayez pitié des âmes qui vous ont dit instamment, comme saint
Paul : «Délivrez-nous ;» et à qui vous avez répondu : « Luttez encore,
car ma grâce « vous suffit » (II Cor., XII, 9). Eh ! Seigneur, jusqu'à
quand retomberons-nous dans le péché, après quelques efforts, après
quelques courtes victoires ? Jusqu'à quand serons-nous obligés de dire :
« Mon péché est toujours contre moi » (Ps. L, 5) ? Jusqu'à quand notre
face resterat-elle couverte de confusion ? Jusqu'à quand verrai-je la
lumière et aimerai-je la vie pour me débattre plus cruellement dans les
ténèbres et dans la mort ? Jusqu'à quand, ô Seigneur, serai-je privé de
ces progrès dans la vertu qui développent le grain de sénevé et en font
ce grand arbre où se rassemblent les vertus du ciel ? Jusqu'à quand
serons-nous privés de cette croissance en vous, sans laquelle nul ne
peut vous servir, ni travailler, sous votre conduite, au bien des hommes
? Jusqu'à quand, ô mon Dieu, tant d'âmes que vous appelez à la sainteté
se consumeront elles dans ces luttes douloureuses contre le mal ? O
Seigneur, ayez pitié de nous !
Seigneur, ayez pitié de tous les hommes dans chacun des besoins de leur âme, de leur intelligence et de leur corps !
Ayez
pitié des nouveau-nés que le Baptême n'a pas encore atteints et que la
mort menace ! Ayez pitié des nouveau-nés que l'on va jeter aux rochers,
aux torrents, aux animaux immondes !
Ayez
pitié de ceux qui entrent dans la vie et que le mal entoure et
enveloppe déjà ! Ayez pitié de l'enfant atteint par le premier scandale !
Ayez pitié de l'âge d'ivresse où le premier emportement
des sens frappe de la mort de l'âme la moitié des jeunes hommes, comme
la nature, dans la première année de la vie, frappe de mort corporelle
la moitié des enfants !
Ayez
pitié des âmes livrées aux scandales de l'esprit, à cet âge où le
bizarre essai d'une ignorante et maladroite raison tourne l'intelligence
contre la vérité !
Ayez pitié des vierges que désespère la pauvreté et de celles que le luxe enivre !
Ayez
pitié de ceux qui, parvenus au plein usage de la raison et la liberté,
hésitent entre deux voies : celle du plaisir et celle de la justice et
de la vérité ! Ayez pitié de ceux qui, après avoir commencé, reculent !
Ayez pitié de ceux qui, après avoir commencé, vont par un généreux élan
jusqu'à la moitié de la vie, mais qui, parvenus à l'âge mûr, se
fatiguent, se retournent, et redemandent à la terre les faux biens que
leur pure et noble jeunesse avait su mépriser !
Ayez pitié des malades et des vieillards pour qui l'infirmité décolore tout, et que la perte de toute
lumière et de toute ardeur réduit à l'unique pensée, au stérile et
monotone souci d'être et de durer encore un peu ! Ayez pitié des
moribonds arrivés à la dernière heure sans avoir commencé le travail de
la vie, sans porter encore dans leur cœur le germe de la vie éternelle !
IIe MÉDITATION.
Christ,
écoutez-nous ! Christ, exaucez-nous ! Père céleste, ayez pitié de nous !
Fils, Rédempteur du monde, ayez pitié de nous ! Esprit-Saint, ayez
pitié de nous ! Trinité sainte, qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de
nous !
Seigneur
! nos maux sont grands ; nos péchés, qui sont les seuls maux véritables
et la source de tous les maux, ne tarissent point, et semblent parfois
se multiplier dans chaque âme avec l'âge et dans chaque peuple avec ses
apparents progrès. Et pourtant votre Église ne cesse de vous prier et de
vous dire : Écoutez-nous, exaucez-nous, délivrez-nous du mal !
Le
mal ne diminuera-t-il point parmi nous ? Votre règne n'arrivera-t-il
pas sur la terre comme au ciel ? Dieu et son Christ ne seront-ils pas
plus connus ? Votre Évangile ne sera-t-il pas, un jour, plus
qu'aujourd'hui, maître des cœurs et des nations ? Les nations ne seront-elles
jamais guéries, ou du moins ramenées à de moindres aveuglements ? Le
nombre de vos serviteurs et de vos amis, de vos adorateurs en esprit et
en vérité, n'augmentera-t-il point parmi les hommes ? Chaque homme
venant au monde trouvera-t-il toujours autour de lui autant de ténèbres
et de scandales ? Seigneur, nous vous prions qu'il n'en soit pas ainsi :
écoutez-nous !
Seigneur,
exaucez la prière, inspirée par le Saint-Esprit, que nous vous
adressons au nom du genre humain : « Dieu de mes pères, Dieu de
miséricorde, dont la parole a tout créé, dont .. la sagesse a établi
l'homme pour dominer toute créature, pour disposer, par la droiture du
cœur, le globe terrestre dans la justice et l'équité, Seigneur,
donnez-nous la Sagesse, la Sagesse dépositaire de votre puissance, et ne
nous repoussez pas » (sap., IX, I).
Cette
prière pourrait-elle être vaine ? La Sagesse ne nous sera-t-elle point
donnée ? L'homme, établi pour dominer toute créature, sera-t-il donc
toujours esclave de toutes par tous ses sens ? L'homme, établi pour
ordonner le monde et disposer le globe terrestre dans la justice et
l'équité, ne cessera-t-il de le couvrir d'adultère et de sang, de rapine
et d'iniquité? N'y a-t-il pas quelque ressource possible ?
Seigneur,
est-elle trompeuse l'espérance de vos enfants, qui, à certains signes
consolateurs, croient que nous touchons à des jours où vous allez régner
de nouveau dans le monde ?
Est-elle
vaine cette pieuse persuasion, devenue générale dans l'Église, que
c'est par l'union des âmes à Marie, et à Marie immaculée, que vous
voulez régénérer la terre dans la science et l'amour de Jésus ? N'est-ce
pas vous, Seigneur, qui, par cette opération mystérieuse de l'Esprit
Saint dont les Pères ont parlé, inspirez vous-même ces espérances et aux
fidèles et aux pasteurs ?
Insistons
avec persévérance dans la prière, et demandons à Dieu de nous donner la
connaissance et la possession des ressources qu'il prépare au monde.
Invoquons avec foi le Père, le Fils et l'Esprit Saint.
Père,
Créateur du monde, ayez pitié de votre œuvre ! Vous avez prévu toutes
les suites de la liberté des esprits : vous avez prévu le péché, la
désobéissance, l'orgueil, l'amour de soi, toutes les concupiscences ;
vous avez prévu les souffrances et la mort ; mais vous avez aussi prévu
et préparé les ressources du monde, et vous avez mis dans votre œuvre
vos réserves contre le mal. Vous y avez placé des trésors et des forces
cachées pour la longue lutte contre Satan. O Père céleste, ouvrez tous
ces trésors, déployez toutes ces forces !
Fils,
Rédempteur du monde, qui, par une puissance infinie, avez relevé ce
qu'aucune force créée ne pouvait relever ; qui, par un amour sans
bornes, avez voulu vous unir à votre œuvre pour la sauver, la délivrer
du mal et l'élever un jour à l'éternelle et immuable perfection ; vous
qui avez aimé la pureté jusqu'à ne vouloir naître que d'une vierge ;
vous qui avez aimé la sainteté jusqu'à préserver de la tache originelle
la Vierge qui devait être votre mère ; vous qui vous êtes ainsi réservé
au sein du monde déchu un point immaculé pour y descendre et vous unir à
la nature humaine ; vous qui, par des travaux, des vertus, des
souffrances, des agonies, des efforts d'un mérité infini, avez su
réparer l'irréparable injustice du péché ; qui enfin, par votre mort et
votre sacrifice, avez ouvert aux hommes la source toujours vive de la
vie éternelle ; ô vous, Fils, Rédempteur du monde, poursuivez votre
rédemption, répandez vos mérites, sanctifiez votre Église, augmentez le
nombre des ouvriers, multipliez vos imitateurs ; excitez ceux qui
continuent vos luttes, vos souffrances, vos victoires, et à qui vous
avez promis qu'ils feraient des œuvres plus grandes que les vôtres
elles-mêmes !
Esprit-Saint,
Sanctificateur du monde, amour éternel et immense, amour qui êtes en
Dieu et qui êtes Dieu, amour dont le feu sanctifie ; vous qui avez donné
à la Vierge Marie une divine et surnaturelle fécondité ; vous dont
l'opération a fait naître le Fruit suprême que Dieu, de toute éternité,
a voulu tirer de son œuvre ; vous qui, pour opérer une nouvelle
création dans le monde, avez commencé par créer un cœur immaculé,
réserve de Dieu contre le mal universel, Esprit Saint, ayez pitié de
nous ! Consolez-nous dans cette vallée de larmes ! Dissipez les
ténèbres, chassez l'ennemi, répandez la lumière, embrasez les cœurs,
créez des élus, renouvelez la face de la terre, formez toujours des
docteurs et des saints ; faites-nous croître dans la science et dans la
piété ; donnez-nous ainsi l'espérance d'un progrès du royaume de Dieu
sur la terre. Vous avez révélé aux Apôtres des vérités qu'ils ne
pouvaient porter pendant les jours de la vie mortelle de Jésus ; vous
les avez confiées à votre Église ; mais que les enfants de l'Église sont
encore éloignés de connaître tous les trésors de science cachés dans la
vérité révélée ! Combien de fois les saints Docteurs ont gémi, comme
saint Paul, de ne pouvoir pas rompre encore à de faibles enfants le Pain
des forts ? Un serviteur de Dieu écrivait, il y a plus d'un siècle : «
Marie a été inconnue jusqu'ici, et c'est une des raisons pourquoi
Jésus-Christ n'est point connu comme il doit l'être. Si donc, comme il
est certain, le règne de Jésus-Christ arrive dans le monde, ce ne sera
qu'une suite nécessaire de la connaissance et du règne de la très sainte
Vierge. » O mon Dieu, ces paroles d'un de vos serviteurs me ravissent !
Oui, peut-être que la définition de l'Immaculée Conception de Marie va
répandre, par ses conséquences, un nouvel éclat sur les vérités les plus
fondamentales de la Foi. Esprit de lumière, abrégez le temps de notre
enfance spirituelle, et que, sous votre inspiration, toutes les lumières
qu'implique votre divine parole se développent et dans l'Église et dans
nos âmes.
Trinité
sainte, qui êtes un seul Dieu, ayez pitié de nous ! Accomplissez de
plus en plus, dans le sein de l'humanité, le dernier vœu de Jésus Christ
: « Qu'ils soient un, comme nous sommes un » (jean, XVII, 2). Ces
innombrables multitudes qui vivent aujourd'hui sur la terre, qui ont
vécu ou qui vivront, vous les aviez créées pour n'avoir qu'un cœur et
qu'une âme, pour n'être qu'un comme vous êtes un, pour n'être qu'un
entre eux et avec vous. Mais tous vous ont abandonné ; ils ont quitté
leur centre, que vous êtes, et se sont dispersés sans qu'il en reste
deux ensemble. Les hommes unis en votre nom, ô mon Dieu, sont un si
grand prodige que vous leur promettez, s'il s'en rencontre, de résider
au milieu d'eux et de leur accorder toute chose, quoi qu'ils
demandent (matth., XVIII, 19). O Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit,
Dieu unique, modèle de notre union, ayez pitié de nous ! Détruisez
l'obstacle à l'union. Provoquez le triomphe de ce royaume, de cette cité
dont tous les membres, avez-vous dit, seront ramenés à l'unité (Ps.
CXXI, 3). Recueillez, comme le demande un de vos serviteurs, chaque âme
dans sa propre unité, et toutes les âmes dans l'unité universelle de la
Jérusalem céleste, notre mère. Que cette Mère de
l'humanité réunie, cette Reine de l'unité, cette Arche d'alliance, ce
Centre créé du genre humain, hors duquel il est impossible d'être en
vous, ô Dieu, centre incréé de toutes les âmes et de toute créature, que
cette Porte du ciel, en un mot, s'ouvre de plus en plus pour recevoir
les hommes et les unir en vous !
IIIème MEDITATION.
Sainte Marie, priez pour nous ! Sainte Mère de Dieu, priez pour nous !
Et
maintenant, où est-elle cette ressource de l'humanité ? Où est-elle,
cette sagesse dépositaire de votre puissance, ô mon Dieu, par qui nous
pouvons combattre le mal et l'écraser, qui a la force de vous attirer
dans chaque âme et dans l'humanité ? Où est ce point immaculé de la
création, par qui vous êtes rentré dans le monde ? Où est-il ce cœur du
genre humain, en qui le Verbe est descendu pour prendre corps parmi les
hommes, en qui le Saint-Esprit s'est répandu pour opérer cette création
nouvelle ? Qui est cette Mère des hommes régénérés, cette Reine de
l'unité, cette Porte du ciel par où les hommes s'unissent entre eux et
avec Dieu ? Qui est-elle, si ce n'est cette céleste Reine que l'Église a
nommée la Mère de Dieu ?
Au
centre de la cité sainte, de la Jérusalem patrie de l'unité, Église de
Dieu, il est une Arche d'alliance, une Reine de l'unité, Mère du divin
amour, Mère de l'humanité et de l'Église elle-même, qui est, avec et
après Jésus-Christ, le centre du monde des âmes, qui est, avec et après
l'Esprit-Saint, le cœur de la divine cité ; ce centre, ce cœur, c'est la
sainte Mère de Dieu.
O
Marie, Mère de Dieu, priez pour nous ! Obtenez-nous, en ce moment, la
grâce de méditer avec intelligence, avec amour, ce mystère que vous
êtes, ce mystère dont la réalité, dont la lumière croissante, dont
l'efficacité toujours plus manifeste, est peut-être la ressource
actuelle que Dieu a réservée au monde.
Assurément,
la ressource du monde, c'est Dieu, et le salut du monde, c'est vous
seul, ô Jésus, notre Rédempteur. Mais il faut que le monde, pour être
sauvé, ne repousse pas Dieu et son Christ ; il faut que l'humanité ne
refuse pas de coopérer à la Rédemption. La grâce de Dieu nous poursuit
sans cesse, mais nous sommes toujours libres de la repousser, et nous
devons dire avec saint Augustin : « 0 mon Dieu,
qui nous avez créés seul et sans nous, vous ne nous sauvez pas sans nous
! Il y a donc, pour ainsi dire, le côté humain de la Rédemption, et
l'homme doit aider Dieu. Nous sommes, dit saint Paul, les coopérateurs
de Dieu (I cor.,III,9).
Dieu
commence, mais l'homme doit suivre ; Dieu donne, et l'homme doit
recevoir ; Dieu parle, et l'homme doit écouter ; Dieu éclaire et
inspire, l'homme doit comprendre et obéir.
Mais
de ces deux forces, l'une divine, qui opère notre rédemption, et
l'autre humaine, qui coopère à notre rédemption, laquelle est en défaut ?
Est-ce Dieu qui nous manque ? Est-ce nous qui manquons à Dieu ?
Depuis
le commencement de l'histoire jusqu'à la fin, c'est l'homme qui manque à
Dieu, ce n'est pas Dieu qui manque à l'homme. « Dieu ne cesse d'opérer
la justification de l'homme, dit saint Thomas d'Aquin, comme le soleil
ne cesse pas un instant d'opérer l'illumination de l'air (2* 2 q. IV, ad
4). Les retards du monde, les plaies de l'humanité, les décadences des
peuples et celles des âmes viennent de nous seuls ; et, depuis que le
Christ est mort pour nous sauver, depuis que ses mystères réparateurs
sont au milieu de nous, depuis qu'il ne cesse d'envoyer au monde
l'Esprit-Saint, depuis ce temps la victoire, le progrès, le salut
éternel sont en quelque sorte en nos mains et dépendent de l'humanité.
De
plus, en un point essentiel, cette rédemption a toujours dépendu de
l'homme. Il fallait que la nature humaine devînt, d'après les conseils
éternels, coopératrice de Dieu dans l'œuvre de la Rédemption ; et, si
Dieu voulait devenir fils de l'homme, il voulait aussi qu'une créature
humaine consentît à devenir mère de Dieu.
C'est
vous donc, ô sainte Mère de Dieu, qui êtes notre ressource humaine, car
c'est par vous que Dieu est entré dans le monde et entrera de plus en
plus dans chaque âme et dans le monde entier. Par vous toute âme peut
toujours conserver l'espoir d'arriver à la sainteté ; par vous les
nations, que Dieu fit guérissables, peuvent, si elles le veulent bien,
être guéries ; par vous le monde, encore si plein de barbarie et de ténèbres, peut avancer vers la lumière et l'équité.
Sainte
Mère de Dieu, de toute éternité Dieu veut s'unir à sa créature, pour la
relever vers la céleste perfection ; mais il fallait votre naissance,
votre dignité, vos mérites et votre consentement pour que Dieu accomplît
son éternel dessein. Vous êtes donc bien la Mère de la création
nouvelle et du siècle à venir.
Dieu
est toujours plein d'amour et ne cherche qu'à entrer dans toute âme ;
il frappe à la porte du cœur, attendant que le cœur lui ouvre. Lui est
toujours présent, mais nous, d'ordinaire, nous sommes loin. Il n'entrera
que quand nous reviendrons, quand nous nous recueillerons vers ce cœur
qu'il cherche à occuper. Il ne naîtra en nous que quand vous serez avec
nous, ô Marie, et quand vous nous aurez communiqué, en quelque chose, la
vertu de maternité divine, pour arriver au bonheur de ceux dont Jésus
dit : « Celui qui fait la volonté de mon Père, qui est au ciel, celui-là
est ma mère (matth., XII, 50). C'est donc par votre intercession et
votre imitation que chaque âme arrive à son but éternel.
De
même, ô Mère de Dieu, Dieu est toujours présent à son Église pour
l'inspirer et pour la gouverner ; mais on voit bien pourtant qu'il y a
des siècles où les triomphes de l'Eglise, sur une partie du monde,
s'arrêtent, et d'autres où ils recommencent. Tantôt les schismes et les
hérésies la divisent, la diminuent ; tantôt d'éclatantes conquêtes
l'agrandissent ; les schismes tombent, et des peuples entiers reviennent
à la communion catholique. Est-ce que ces vicissitudes ne dépendent pas
beaucoup de l'homme ? Sa prière pour attirer Dieu, ses œuvres
méritoires pour le fixer dans le monde, le bon usage de la liberté,
votre intercession, ô Marie, plus ou moins ardemment invoquée, votre
imitation plus ou moins fidèlement pratiquée, voilà des causes qui
développent le règne de Dieu et multiplient les triomphes de l'Eglise.
Dieu
veut tout nous donner ; tout dépend maintenant de nous, de vous, par
qui tout est reçu et conservé, par qui tout est transmis, ô Mère de Dieu
; tout dépend de l'union des hommes à celle à qui Dieu confie tout :
O
Marie, sainte Mère de Dieu, obtenez-moi de ne connaître et de ne
méditer ces vérités que pour les appliquer à mon âme et les faire
pénétrer dans ma vie. Ne me livrez pas à cette sorte de connaissance
stérile qui ne se tourne pas à aimer et se trahit elle-même.
O
mon Dieu ! qu'il y ait enfin un moment dans ma vie où je puisse dire
comme le prophète : « Maintenant je commence ! Voici un changement qui
vient de Dieu. » Que de commencements avortés il y a déjà eus dans ma
vie ! Quand viendra le commencement vrai ? Quand donc arrivera la vie
nouvelle et le changement durable venant de Dieu ?
0
Vierge, Mère de Dieu, il n'y a eu de vrai changement et de vraie
nouveauté dans le monde que par vous ! Dieu a créé sur terre une
nouveauté» dit le Prophète en parlant de votre divine maternité. Je le
comprends, il n'y a eu de nouveauté dans le monde que quand Celui qui
s'est nommé Dieu avec nous y est venu. II n'y aura de vie nouvelle en
moi que lorsque le Verbe éternel sera descendu dans mon àme pour y
naître. N'a-t-il pas dit : « Celui-là est ma mère qui fait la volonté de
Dieu ? » "Mon âme doit donc aussi, en un sens, devenir mère de Dieu,
puisqu'elle doit faire la volonté de Dieu. Dieu veut élever mon âme à
cette céleste maternité ; mais il faut que, comme vous, et par sa grâce,
je le mérite, ô Mère de Dieu. Aidez-moi donc dans ces efforts pour
mériter l'accroissement de la vie nouvelle et la naissance de l'homme
nouveau que l'Esprit-Saint cherche à créer en moi, et que la communion
eucharistique dépose en moi. Aidez-moi à parvenir bientôt à une
communion sainte et féconde pour l'éternité. Que le torrent de la vie
vulgaire n'emporte plus tout aussitôt le corps, le sang, l'esprit de
Jésus, votre Fils, venu en moi ; que le péché mortel ne crucifie plus en
moi l'homme nouveau ; que la langueur des petites fautes continuées ne
le tienne plus captif et sans croissance ; que le moment de la grâce
triomphante arrive enfin, où la vérité pourra dire de mon âme que Jésus y
grandit en grâce et en sagesse devant Dieu et devant les hommes.
IVe MEDITATION.
Mère de la divine grâce, priez pour nous !
Mère
de la divine grâce, priez pour nous ! Vous qui avez reçu toute grâce,
qui en avez conçu dans votre sein le principe et la source, et qui en
contenez en vous la plénitude pour la transmettre, ô Mère de grâce,
obtenez-nous de comprendre le mérite de votre maternité ; obtenez-nous
de l'imiter, afin que la grâce de Dieu ne tombe plus en vain sur nos
âmes et sur le monde, afin que nous cessions d'en repousser la
fécondité, comme les glaciers ou les déserts de sable repoussent la
fécondité du soleil.
Celui
qui fait la volonté de mon Père, dit le Sauveur, celui-là est mon
frère, ma sœur et ma Mère. Telle est la condition de la divine maternité
de l'âme à l'égard de la grâce, et la Vierge unique, qui a toujours
accompli parfaitement la volonté de Dieu, a mérité pour cela d'en
concevoir la plénitude, le principe et la source. Elle a été obéissante,
depuis le premier instant de sa vie, à toutes les inspirations de la
grâce les plus secrètes et les plus délicates. Elle a été obéissante,
pendant tout le cours de sa vie, en ne cessant de veiller, comme la plus
admirable des mères, sur le Sauveur enfant. Enfin elle a été
obéissante, on peut le dire, jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la
croix, parce qu'elle a souffert, en présence de son Fils crucifie, tout
ce qu'il a souffert lui-même, et qu'elle a voulu avec Dieu toutes ces
souffrances, les siennes et celles du Christ.
Oui,
pour ce qui est de la grâce en elle-même, Dieu la donne et la répand,
comme son soleil, sur les bons et sur les méchants ; mais les bons
obéissent et agissent en vertu de la grâce, et leurs âmes prennent
quelques-uns des caractères de la divine maternité, pour concevoir et
développer la grâce ; les autres demeurent stériles.
C'est
toute la vie chrétienne et toute la question des progrès de chaque âme
et du monde. Dieu commence ; mais l'homme doit suivre et obéir, agir,
souffrir, pour mériter en quelque chose d'entrer dans la sainte
maternité de la grâce.
Dans
l'histoire de la vie des âmes, les premiers temps sont les temps des
miracles et des grandes joies ; les derniers temps doivent être ceux des
fortes et austères vertus. Les premiers temps sont ceux de la vie
mercenaire où Dieu donne tout, où l'homme rend peu ; les derniers temps
sont ceux de la vie sacrifiée, où l'homme, plus avancé, cherche à rendre
à Dieu davantage. L'âme qui ne veut connaître que le temps des miracles
et des joies est une âme qui ne persévère point et qui n'avance jamais.
Il
semble que d'abord, quand une âme est née à la grâce, Dieu se charge de
la porter comme une mère son enfant nouveau-né ; il fait lui-même pour
elle ses mouvements, remplit sa jeunesse d'une sainte joie et d'une
surabondance de forces. Mais l'homme, comme l'enfant prodigue, épuise vite
ce trésor, qui va toujours en décroissant jusqu'à je ne sais quelle
époque fatale de tiédeur et de relâchement ; et, au moment où l'homme
doit commencer à rendre compte, à agir par lui-même, à marcher, comme un
enfant qui sait enfin marcher, à revenir à Dieu par sa volonté libre et
à travers le sacrifice, c'est alors qu'il commence à sentir sa
faiblesse, sa pauvreté, son impuissance dans la lutte et en face du
péché. C'est alors que les âmes qui paraissaient données à Dieu, mais
qui, au milieu de ses grâces incessantes, vivaient encore dans la chair
et le sang, et qui ne cherchaient Dieu qu'avec réserve et avec ruse,
c'est alors que ces âmes tombent tout à fait, et, par une catastrophe
épouvantable, après avoir paru s'élever jusqu'au ciel, roulent dans la
fange terrestre comme Salomon, et finissent par la chair, selon la
parole de saint Paul, après avoir commencé par l'esprit (galat.,III, 3).
C'est ce que dit l'Écriture sainte : « Les hommes de sang et de ruse ne
traverseront pas la moitié de leurs jours» (Ps., LIV, 24). C'est-à-dire
que, souvent, après un printemps magnifique, chargé de fleurs et
de promesses, l'âme n'arrive pas à la saison féconde où elle devait
porter son fruit et donner à Dieu sa moisson. Sous ces promesses, et à
la racine de ces arbres chargés de fleurs, les vers poursuivaient leur
travail ; d'invisibles légions d'insectes se mêlaient aux fleurs et aux
germes ; les orages terrestres brisaient, abattaient, foudroyaient
l'espérance de l'année, et l'année, après avoir été comblée dans son
printemps des plus riches dons du Ciel, finit dans la stérilité.
Ainsi
le foyer de concupiscence, d'orgueil, de sensualité, que nous apportons
en naissant, poursuit son œuvre, souvent au milieu des plus admirables
dons de la grâce et des plus fortes inspirations de Dieu ; et si
l'homme, par la plus sévère vigilance, la plus prudente et la plus
humble obéissance, la lutte violente, le sacrifice sanglant qui donne à
Dieu comme Dieu se donne ; si l'homme, en proportion de la grandeur des
dons reçus, ne veut pas à son tour se donner, se sacrifier et
s'humilier, l'âme aussi aura ses foudroyants orages et ses feux
dévorants, ses lèpres cachées, ses légions
d'ennemis invisibles, qui sauront la ruiner tout entière à mesure
qu'elle ira dans la vie, et l'amener stérile et vide au tribunal de
Dieu.
0
vous, Mère de la grâce et Mère des âmes, en qui nulle concupiscence n'a
jamais pu se développer et n'a jamais eu sa racine, priez pour nous, et
protégez nos âmes contre l'affreuse malédiction de la stérilité finale.
Vous, parfaite coopératrice à toute grâce, faites que l'effort de
l'homme réponde, selon notre faiblesse, à l'effort de Dieu pour nous
sauver ; faites que le côté humain du salut ne manque pas au côté divin,
et que, quand le temps vient pour une âme d'agir avec Dieu, après Dieu,
de lui répondre, de lui rendre, et de porter les fruits qu'il a semés
et qu'il a vivifiés, l'âme soit trouvée féconde et ne soit pas maudite
comme le figuier stérile où Jésus a cherché des fruits sans en trouver.
Pour
moi, ô Mère de grâce, je veux commencer maintenant à agir et à souffrir
pour échapper à la malédiction de la stérilité finale. Je comprends
enfin que Dieu m'excite en tout temps par sa grâce et cherche à me tirer
de mon sommeil et de ma léthargie. Que de fois il m'a dit comme au
paralytique : « Levez-vous et marchez ! » Mais je n'ai pas marché.
Chaque jour il cherche à me tirer de mon sommeil, mais je continue à
dormir. De même que, chaque matin, le père du monde éveille les hommes,
les tire du sommeil corporel, et leur ordonne de se lever pour commencer
l'œuvre du jour, de même pour la vie de mon âme : « Veillez et priez ;
levez-vous et marchez ; prenez la croix et suivez-moi ; » telles sont
les paroles que j'entends. C'est la voix de Celui que saint Augustin
nomme « Père du réveil. » Mais qui s'éveille à la vie véritable et qui
se donne à la divine activité ? Qui sait marcher avec persévérance ? Qui
veut porter sa croix ? Je le veux aujourd'hui, ô Mère de grâce ! J'ai
assez longtemps hésité, et je me suis assez longtemps roulé dans mon
sommeil. L'heure s'avance ! Le jour que Dieu me donne à passer sur cette terre serait perdu si je ne me levais maintenant.
Ve MÉDITATION.
Secours des Chrétiens, priez pour nous !
Secours des chrétiens, priez pour nous ! Priez afin que les peuples chrétiens arrivent à leur destinée sur la terre !
L'humanité
n'a pas, plus que chaque homme, une destinée fatale, inévitable, dans
la sphère du bien et du mal. L'humanité est libre, elle peut choisir. Le
genre humain finira bien ou mal, comme il voudra. Il en est du monde
comme d'un homme. Tel homme passe des grâces et de la pureté de
l'enfance au feu d'une jeunesse dévorante, et il y brûle ses germes, dit
la sainte Écriture (job, XXXI, 12) ; puis il va de là s'endurcir dans
l'ambition et l'avidité de l'âge mûr, et puis s'éteindre dans les
ténèbres morales de l'égoïsme, dans une triste et vicieuse vieillesse.
Tel autre passe de l'âge simple et calme à l'ardeur vivifiante d'une
jeunesse pure et généreuse ; de là au travail fort d'une virilité
dévouée, et se repose ensuite, jusqu'à l'heure du départ, dans les beaux
jours d'automne d'une vieillesse digne et pleine : il finit, comme un
sage, dans la bonté, l'amour et la piété.
Le
genre humain, sur la terre, peut choisir entre ces deux voies. Le monde
peut finir comme un sage ou comme un insensé, comme un saint ou comme
un méchant : il finira comme il voudra.
Il
y a un plan idéal de l'histoire qui serait le meilleur, un plan que
Dieu préfère, mais que l'homme, par sa désobéissance, peut changer, de
même qu'il y a en Dieu tout le plan idéal de la vie de chaque homme.
Mais peu d'hommes accomplissent le plan de la céleste vocation. Il va,
dans ce plan divin, une suite de jours, de periodes et de progrès que
Dieu voudrait ; mais nous entendons l'Écriture sainte nous dire : «Les
hommes de mensonge et de sang ne remplissent pas la moitié de leurs
jours. » Ainsi du genre humain entier. Peut-être s'obstinera-t-il dans
la perversité, dans la chair et le sang ; le monde finira mal, et ne remplira pas la seconde moitié de l'histoire selon le plan que Dieu eût préféré.
De
même qu'il y a pour chaque homme un âge critique, au milieu de sa
virilité, de même il y a pour le monde un âge critique, au milieu de
l'histoire. « Au milieu de mes jours, dit le Prophète, je touche aux
portes de l'enfer » (Is., XXXVIII,10) « O Dieu, je suis votre œuvre
au milieu de mes années, vivifiez-moi » (habac, III, l). Telle est la
prière que le monde, aussi bien que chaque homme, doit adresser à Dieu
par celle qui est le secours des chrétiens, si nous voulons finir, sur
cette terre, par une récolte, et non par la stérilité.
Et
qu'est-ce que la grande crise au milieu de laquelle est aujourd'hui le
monde ? L'humanité a été préparée, ensemencée, pendant soixante siècles
bientôt, et maintenant ne serait-ce pas le temps de la moisson humaine,
visible sur la terre ? C'est là, peut-être, la question proposée, en ce
temps même où nous vivons, au choix du genre humain.
Assurément
les plus grandes paroles qui aient été prononcées sur le monde, paroles
que le Sauveur a dictées mot à mot, et qui sont et doivent être la
prière incessante de tout homme qui n'est pas insensé, les voici : «
Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne arrive, que votre
volonté soit faite en la terre comme au ciel. » Qu'est ce à dire ?
C'est-à-dire qu'il est un règne de Dieu sur terre, pour la venue duquel
il faut prier ; un règne que la perversité humaine peut retarder ou
empêcher, et dans chaque âme, et dans le monde ; un règne qui est la
volonté de Dieu accomplie sur la terre comme elle est accomplie au ciel.
Il
est possible que tout dépende du choix libre du siècle même où nous
vivons. Si les hommes, en ce siècle, se partagent plus décidément pour
Dieu et contre Dieu ; si un trop grand nombre d'esprits s'enracinent
dans la haine et l'incrédulité ; si les chrétiens restent dans la
tiédeur, la faiblesse, et trop souvent dans le péché ; s'ils ne se
relèvent puissamment par quelque grand acte de foi, par quelque généreux
élan vers la lumière, par de plus fortes
habitudes d'espérance et de charité, il est possible que ces années
d'épreuve et de grâce soient les dernières, que le monde finisse mal,
et, par une rapide décadence, aille à la mort, avant que le règne de
Dieu n'ait grandi sur la terre et n'y ait vu mûrir ses fruits. Et qui
donc serait cause de cette mort prématurée du monde, si ce n'est l'homme
? Et qui peut la prévenir, si ce n'est l'homme, en répondant aux grâces
de Dieu ? Car la grâce de Dieu surabonde, mais notre coopération fait
défaut. La vie est donc entre nos mains : la voulons-nous ? Dieu s'est
donné, le saurons-nous recevoir ? S'il est un point unique sur lequel
doive porter tout l'effort du monde et de l'homme, c'est celui--ci :
recevoir Dieu, accueillir le Sauveur, et concevoir la grâce ou offerte
ou donnée. Mais ceci a déjà été fait par un enfant de l'humanité, la
Vierge Marie, Mère de Dieu, Mère de la Grâce, Mère du Sauveur. Par son
consentement libre Dieu est né dans le monde et s'est fait l'un de nous ;
par son consentement libre Jésus a été offert pour le salut du monde.
Que faut-il donc ? Il faut que le monde
et chaque âme sache s'unir à la Coopératrice de la Rédemption, à celle
qui est le Secours des chrétiens, et la prenne pour modèle, pour guide,
pour reine, pour mère, afin de recevoir, avec elle et comme elle, le
Rédempteur, et d'établir son règne en la terre comme au ciel.
Que
ceux d'entre nos frères séparés qui ne comprennent pas assez ce qu'est
la Vierge et ce qu'elle signifie, et pourquoi l'Église catholique lui
adresse un culte d'amour toujours croissant, veuillent bien entendre
qu'elle est la libre coopératrice du salut, et qu'elle représente, avec
et après Jésus-Christ, la libre coopération de l'homme à Dieu. Elle, qui
a reçu Dieu pleinement, qui a toujours obéi, agi, souffert librement,
sciemment, parfaitement, pour le salut du monde, elle représente
l'effort humain dans l'œuvre du salut de l'homme. Elle représente la
raison et la liberté en présence de Dieu, prévenues et aidées de Dieu,
et disant à Dieu : « Me voici ! » Jésus-Christ, c'est l'Homme-Dieu ;
mais Marie, c'est l'humanité pure et simple en face de Dieu et de son
Christ, et voulant Dieu de toute sa force, de toute son âme et de tout
son esprit.
Donc,
s'il y a dans la religion un point d'où tout dépende, après
l'Homme-Dieu, c'est la Vierge et son culte réel ; car, Dieu voulant se
donner, c'est elle qui a voulu le recevoir ; et, Jésus-Christ voulant
continuer à se donner, c'est par la Vierge, par son culte, par son idée,
par son imitation, par son intercession, que nous voudrons aussi le
recevoir et accepter son règne. La Rédemption est faite, il la faut
appliquer. Donc, si le progrès du royaume de Dieu sur la terre est en
question, c'est surtout de notre côté. Il s'agit de savoir ce que sera
notre courage, notre ardeur, notre fidelité à suivre la Reine des
hommes, mère de la Grâce, coopératrice du salut et secours des
chrétiens. Si donc, parmi les divers caractères de la piété chrétienne,
il en est un plus efficace, plus fort, plus glorieux, plus noble, plus
viril que les autres, plus digne de l'homme dans la plénitude de sa
force, de sa raison et sa liberté, c'est celui qui s'attache le plus à
l'esprit de la Vierge, à la pratique de cet esprit,
lequel consiste à vouloir aider Dieu à force d'obéissance, de travail,
de courage, de sacrifices, afin de mériter l'accroissement de son règne
en nous et hors de nous.
Je
veux donc, ô mon Dieu, me livrer à ce pur esprit virginal, qui seul
sait vous concevoir et rendre l'âme divinement féconde. Je veux, comme
la Mère de la Grâce, aider Dieu. Je veux, afin d'imiter Jésus-Christ et
d'être aussi sa mère, coopérer, par le travail et par le sacrifice, à
mon salut et à celui dn monde, et, comme l'Écriture sainte le dit des
Machabées, qui, dans le saint enthousiasme de leur courage, ne voulurent
pas se sauver seuls, mais entreprirent de sauver le plus grand nombre
de leurs frères, je veux ne jamais oublier que l'humanité a besoin des
efforts de tous ses enfants, que l'extension du royaume de Dieu sur la
terre peut être arrêtée par mes crimes, et que, si l'issue de la lutte,
en ces années critiques du monde, est incertaine, chacun de nous peut quelque chose pour la défaite ou la victoire.
O
Marie, Reine des hommes, vous par qui Dieu est entré sur la terre, y a
pris corps ; vous que Dieu a créée sans tache afin que vous puissiez
répandre sur le monde la Lumière éternelle ; vous que Dieu a rendue
féconde eu vous préservant du péché ; vous que Dieu même a faite sa
coopératrice en vous maintenant absolument immaculée ; vous qui êtes,
avec l'humanité de Jésus-Christ, le côté humain du salut, parce que vous
avez dit : « Voici la servante du Seigneur, « qu'il me soit fait
suivant sa volonté ; » ô Reine du genre humain, Mère de la divine Grâce
et Secours des chrétiens, si nous sommes au milieu de la crise qui doit
juger et décider les destinées de l'humanité sur la terre, c'est
maintenant qu'il faut paraître et déployer toute la puissance que Dieu
vous a donnée.
VIe MÉDITATION
Reine conçue sans pèche, prier pour nous !
0
Reine des hommes, priez pour qu'il nous soit donné de comprendre quel
est le progrès de la sagesse chrétienne qui peut sauver, au milieu de la
crise présente, l'avenir de l'humanité en ce monde !
On
voit à Rome un humble sanctuaire où se conserve depuis un siècle le
corps du bienheureux Léonard de Port-Maurice. A côté de ce corps est
exposée à la vénération des fidèles une lettre autographe de ce saint
personnage. Cette lettre répond à la question que nous voulons éclaircir
aujourd'hui. Le contenu en est surprenant, mais pourtant la trace de la
lumière céleste et de l'inspiration divine s'y fait sentir. Cette
lettre parle du mystère de l'Immaculée Conception, et affirme que, quand
la lumière de cette capitale vérité éclatera dans sa magnificence,
ce sera l'heure du repos et de la paix du monde ; mais que, jusqu'à ce
temps, il faut prier et pâtir, et consentir à voir le monde dans l'état
de confusion où il est.
Le
bienheureux affirme, en outre, que cette lumière se répandra quand
l'Église aura défini, comme article de foi, le dogme de l'Immaculée
Conception. Cette prophétie peut être contestable, mais, ce qui est
certain, et ce à quoi il faut attacher notre cœur avec force et avec
amour, c'est l'ensemble et le fond de ces bienheureuses convictions,
exprimées par le saint personnage dans sa lettre inspirée, savoir : que
le monde ne doit pas rester toujours dans l'état de confusion où il est ;
que l'homme doit ordonner le monde dans la paix, dans la justice et
dans la vérité ; qu'un progrès de la sagesse chrétienne amènera ce repos
du monde ; que ce progrès consiste à éclaircir, appliquer, développer
en son entier le mystère de Marie, qui est aussi le mystère de
l'humanité, et toute la glorieuse étendue des mérites et de la dignité
de l'immaculée Vierge, Mère du Verbe incarné.
0
Reine, conçue sans péché, priez pour nous ! Priez, afin que de nos
jours la manifestation de ce mystère devienne une grande lumière pour
votre Église. Priez pour que cette manifestation soit un de ces grands
progrès de la sagesse chrétienne dont parle saint Vincent de Lérins dans
le livre même où il prémunit les chrétiens contre les dangereuses
nouveautés. « N'y aura-t-il, s'écrie saint Vincent de Lérins, n'y
aura-t-il dans l'Église du Christ aucun progrès de la religion ? Certes,
il y en aura, et de très-grands. Et quel serait l'esprit assez envieux
des hommes, assez ennemi de Dieu, pour vouloir l'empêcher ? Oui, il y
aura des progès de la foi, mais aucun changement de la foi. Laissez donc
croître et se développer, d'âge en âge et de siècle en siècle, tant
dans l'Église universelle que dans chaque âme, l'intelligence, la
science et la sagesse. — Il faut, par, le progrès du temps, que les
dogmes antiques de la céleste philosophie soient de plus en plus
expliqués et cultivés. Il ne se peut qu'ils soient jamais changés,
tronqués ou mutilés ; mais ils doivent recevoir plus d'évidence, de
lumière, de précision, en conservant la plénitude, l'intégrité et la
propriété de ce qu'ils sont primitivement.
Oui,
dit un autre savant théologien, il faut juger du corps mystique de
Jésus-Christ comme nous jugeons de son corps naturel. L'Ecriture dit
qu'à mesure qu'il s'avançait en âge il croissait aussi en sagesse et en
grâce. Ce n'était pas que la sagesse éternelle de Dieu, lors même
qu'elle se fût revêtue de notre chair, pût augmenter en science ou en
sainteté ; mais, se proportionnant aux lois de notre nature, elle
faisait éclater de jour en jour plus de sagesse et plus de piété, selon
le progrès de l'âge, quoique, dès le premier moment de sa conception, il
ait été la sagesse et la sainteté consommées. Il en est, en quelque
façon, de même dans l'Église ; elle éclairait, en déployant de temps en
temps les trésors de la tradition, des points de doctrine et des usages
de piété qui n'avaient point encore paru, parce qu'il n'avait pas été
temps de les faire paraître ni d'en développer les traditions anciennes.
La plénitude du Saint-Esprit réside et a résidé dès le commencement
dans le cœur de l'Église ; mais elle ne se montre et ne se répand au
dehors que selon les conseils de la Providence éternelle, qui conduit
tout le genre humain comme un homme particulier, et chaque particulier o
comme tout le genre humain, par les degrés de divers âges »
(thomassin).
0
Marie, conçue sans péché, priez donc pour qu'en ce temps de ténèbres et
de découragement un de ces admirables progrès de la sagesse et de la
science chrétienne vienne ranimer le courage de ceux qui croient et la
bonne volonté de ceux qui voudraient croire !
Que
si les progrès de la lumière doivent porter sur un point, c'est sans
doute sur le mystère de Marie, et non sur le mystère du Verbe ; c'est
sur le mystère de l'homme, et non sur le mystère de Dieu. Il y a, dit un
pieux auteur, plusieurs raisons pour lesquelles Dieu a voulu que le
mystère de Marie se découvrît peu à peu comme
l'aube du jour, laquelle, commençant à poindre, chasse insensiblement
les ténèbres par ses aimables rayons, jusqu'à ce que, le soleil
s'avançant peu à peu dans sa carrière, il arrive enfin au plein midi.
L'une de ces raisons est celle que les théologiens apportent
ordinairement, disant que, comme l'Église n'est pas fondée sur notre
Dame, mais sur son Fils, notre Seigneur, il était convenable que Dieu
éclaircît avant tout les vérités de notre salut, et qu'après, par une
surabondance de sa bonté, il nous fît voir clair en quelques autres,
lesquelles, quoique de moindre conséquence que celles-là, portent
néanmoins nos esprits à le mieux connaître et à l'aimer plus ardemment. »
O
Marie, Reine conçue sans péché, priez donc pour qu'il nous soit donné
d'entrevoir au moins la possibilité de cet admirable progrès du royaume
de Dieu sur la terre !
L'Immaculée
Conception de la Vierge est une vérité si profonde, si capitale et si
centrale, elle peut jeter un jour si éclatant sur toutes les vérites
de la foi, et même sur toutes les vérités de la philosophie, que sa
plus grande manifestation contribuera, peut-être, à opérer dans le monde
chrétien et dans l'esprit humain cette révolution intellectuelle
qu'attendent les esprits clairvoyants.
Cette
révolution intellectuelle peut donner à l'Europe un nouveau grand
siècle de foi, de lumière et de retour à l'unité. Les peuples européens
unis peuvent conquérir en peu d'années le globe entier à l'Évangile. Ce
sera la plus belle des époques de l'histoire, et peut-être le
commencement de ce règne de Jésus-Christ que les prophètes ont annoncé.
Alors peut-être commencera une suite de siècles semblable à celle
qu'annonce l'admirable saint Jean, le disciple bien aimé de Jésus,
lorsqu'après avoir indiqué ce grand signe qui doit paraître dans le
ciel, la femme revêtue du soleil et couronnée d'étoiles, il dit : «
Alors viendra du ciel un ange qui tiendra une chaîne en ses mains, et
qui enchaînera pendant mille ans l'esprit d'erreur, l'antique Serpent,
pour l'empêcher, pendant mille ans, de séduire les nations » (apoc, XX,
1).
O
Marie, Reine conçue sans péché, ne pouvons-nous pas espérer que cette
lumineuse manifestation du dogme de votre absolue pureté nous annonce le
moment où vous achèverez d'exterminer les hérésies ? Ce sera le moment
solennel où l'ange, armé de la chaîne entière des vérités, enchaînera,
pour une longue suite de siècles, l'esprit d'erreur, qui séduit des
peuples entiers.
O
mon Dieu, si je croyais fermement qu'il m'est possible d'aider, par ma
prière et mes efforts, à un progrès de la sagesse chrétienne dans le
monde ; si je croyais qu'il peut m'être donné d'unir ma force à
l'impulsion divine qui veut tirer le monde de ses désordres et l'élever
vers la justice, la lumière et la paix, je sens qu'une pareille foi me
tirerait de ma langueur. Si pauvre, si faible que je sois, je donnerais
du moins ce peu que j'ai et ce peu que je suis.
Je me donnerais à la vérité tout entier. Je vivrais et mourrais pour
attirer sur le monde un rayon de lumière de plus.
VIIe MÉDITATION.
Reine conçue sans péché, priez pour nous !
Mais qu'est-ce donc que le mystère de Marie ? Qu'est-ce que sa conception immaculée ?
Voici plusieurs comparaisons qui en feront comprendre quelque chose.
L'humanité
est un ensemble solidaire, un tout qui, quoique composé de tant de
multitudes, n'a, en un sens, aux yeux de Dieu, qu'un cœur, une âme et un
même sang. Lorsque le mal du premier péché infecta toute cette masse et
la précipita dans l'égoïsme et le vertige de la concupiscence, Dieu
voulut préparer pour le monde un germe et une racine de grâce et de
salut. Ce germe, en qui toutes les générations seront bénies, c'est le
Verbe fait chair. Mais Dieu a préparé au Verbe un point pur par où il
pût entrer dans l'humanité ; ce point immaculé, c'est le point virginal
du monde des âmes, c'est la Vierge conçue sans péché.
Ce
privilége appartient à Marie, mais c'est un privilége pour tous. Dieu,
pour rallumer un jour la lumière et l'amour divin en toute l'humanité,
qui s'éteignait dans les ténèbres et dans le mal, Dieu a voulu préparer
au Soleil de justice un sanctuaire au sein de l'humanité.
La
Vierge , Reine de l'humanité, est, après Jésus-Christ, le centre et le
cœur du genre humain. Ne l'oublions jamais : l'humanité tout entière est
un corps, « Nous sommes tous un même corps » (rom., XII, 5), dit saint
Paul. Or cette unité humaine a un cœur. Ce cœur, c'est l'âme de
Jésus-Christ qui s'est unie l'âme de Marie. Marie est le côté purement
humain du cœur de cette humanité régénérée ; Jésus en est le côté à la
fois divin et humain. Cette âme, ou plutôt ces deux âmes, centre des
âmes, ces deux âmes que la souillure originelle n'a pas atteintes, sont
devenues, pour le monde, le germe de la vie nouvelle.
Que de choses à dire sur cet admirable sujet !
L'âme
de Jésus et l'âme de Marie, deux âmes en une, sont le cœur de
l'humanité. Si l'on savait ce qu'est un cœur, même ce cœur matériel et
visible qui est le centre du corps humain ! Le cœur est le principe de
la vie ; il vivifie incessamment tous nos membres, qui tendent par
eux-mêmes à la mort. Il n'y a pas un seul moment où chacun de nos
membres ne meure, et, par lui-même, n'épuise la vie et ne coure à la
mort ; mais le cœur, principe de la vie, ne cesse pas un instant non
plus de réparer cette perpétuelle décadence. Il envoie, par chacun de
ses battements, la vie à chacun des membres du corps, et il retire en
même temps de chacun les germes de mort qui s'y accumulaient. Chaque
battement de cœur est double et se compose de deux mouvements : l'un des
deux retire des organes le sang éteint, pendant que l'autre y lance le
sang vivant. C'est que le cœur lui-même est double ; il y a comme deux
cœurs en un : l'un plus actif et l'autre plus passif, l'un qui envoie la
vie et l'autre qui reprend la mort pour faire place à la vie. L'un
vivifie, et l'autre purifie.
Tel
est aussi, au milieu de l'humanité régénérée, le rôle du cœur, de ce
cœur composé de deux âmes vivant en une, l'âme de Jésus et l'âme de
Marie. L'âme de Jésus est le côté vivifiant du cœur du monde, et l'âme
de Marie, par la grâce de Jésus, est le côté par où ce qui est mort
court vers la vie. Elle porte à Celui qui est la vie même le sang mort
de l'humanité, afin que la vie s'y verse, et que Jésus le renvoie au
monde, vivant et divinisé. Le Verbe, en s'incarnant, a divinisé le sang,
mais c'est la Vierge qui a donné au Verbe la matière à diviniser.
Peut-être
comprendra-t-on mieux une autre comparaison tirée de ce qui se passe au
ciel, au milieu des étoiles, dans l'ensemble des mondes créés de Dieu.
Sachez
donc que toute la matière des mondes, quelque forme qu'elle ait, si
dispersée qu'elle soit, est un ensemble, un tout, ayant un centre de
gravité commun(1).
(1)Salazar et plusieurs autres théologiens ont appliqué cette comparaison à la sainte Vierge.
Nous
en sommes certains, et c'est une vérité mathématique : il y a un centre
de gravité de l'univers, et ce centre de gravité, relativement à toute
la masse, est toujours et nécessairement immobile. Tous les cieux
tournent autour de lui ; toutes les étoiles, tous les groupes de soleils
se meuvent autour de ce centre immobile. Et n'est-ce pas ce dont chaque
nuit nous présente une image, quand nous voyons l'étoile polaire seule
immobile au milieu des étoiles qui tournent ?
De
même donc qu'il existe un centre de gravité de l'univers visible, point
d'appui mécanique des mondes, immobile, d'une immobilité mathématique
et absolue, au sein de tous les mouvements et de toutes les
perturbations, troubles et révolutions que la matière universelle a
éprouvés ou éprouvera jamais ; point central qu'un illustre astronome
appelle le trône de Dieu, autour duquel marchent toutes les étoiles ; de
même il est un point, centre de gravité de l'univers moral, céleste
point d'appui des âmes, immobile, immaculé, au milieu des agitations et
des perturbations du mal et de l'erreur. Ce point, c'est le Verbe incarné,
mais auquel est uni inséparablement un autre point, le point virginal
du monde des âmes, que la sainte Écriture appelle « le trône de Dieu et
la femme couronnée d'étoiles. » Le centre est double, comme est double
le centre même du cercle géométrique.
Voici encore une autre comparaison empruntée à la connaissance de l'esprit humain.
Croyez-vous
que l'esprit humain soit entièrement faillible, toujours, sans
exception ou absolument infaillible ? Ni l'un ni l'autre assurément.
L'erreur se glisse dans nos pensées et dans nos facultés. Néanmoins
saint Thomas d'Aquin et Bossuet, pour n'en pas citer d'autres,
enseignent qu'au fond de la raison il y a un point infaillible ; sans
quoi, remarquez-le, notre esprit serait irréparablement privé de
certitude. Si ma raison était faillible, toujours, en tout, sans
exception, rien ne serait certain, pas même mon existence, ni celle de
Dieu, ni celle du monde, ni celle de la Révélation. Il y aurait un abîme
absolu, éternellement infranchissable, entre l'esprit de l'homme et
toute vérité. Mais il y a, en effet, au fond de la raison, une opération
première et centrale qui ne trompe point. « Là l'erreur n'entre point, »
dit saint Thomas d'Aquin ; et Bossuet s'écrie dans
ses Élévations sur les Mystères : « O mon âme, écoute dans ton fond !
n'écoute pas à l'endroit où se forgent les fantomes ; écoute à l'endroit
où la vérité se fait entendre, où se recueillent les pures et simples
idées. » Ce sanctuaire, ce fond où brille la vérité, c'est le point
virginal de l'esprit.
De
même l'humanité entière a son point virginal : c'est la Vierge conçue
sans péché, ou, pour mieux dire, c'est la Vierge unie à l'humanité du
Sauveur. Dieu s'était réservé ce sanctuaire, ce tabernacle immaculé, au
sein de l'humanité déchue. Au fond de la masse dégradée est restée, par
la grâce préservatrice du Sauveur, une fibre saine réserve de Dieu
contre le mal. Voilà le mystère de Marie et de sa conception immaculée.
Et si ce grand mystère est comme inscrit d'avance dans la nature de la
raison, dans la vie physique de nos cœurs, comme dans la vie du ciel
visible et les mouvements des étoiles ; est-ce à
dire que ce beau mystère n'est plus alors que la suite nécessaire de la
nature des choses ? Bien loin de là. C'est, au contraire, une preuve de
plus que Dieu, à qui toute son œuvre est présente de toute éternité,
qui conçoit en même temps les deux mondes, celui de la nature et celui
de la grâce, et qui n'a créé le premier que pour arriver au second, a
trouvé bon de créer le premier comme image et figure de l'autre, de même
que l'ancien Testament est la figure de la loi de grâce, éternel
Testament.
Mon
Dieu ! j'aimerais vivre toujours dans la lumière de ces grandes vérités
; mais qu'il est rare qu'une seule étincelle de lumière entre dans mou
esprit ! Je ne m'en étonne pas. Je pense à tout, sauf à la vérité. Je
donne mon temps à tout, sauf à l'étude de la religion et de ses
admirables mystères. Je ne refuse point au sommeil un grand tiers de ma
vie. Je ne refuse point à mon corps, pour le nourrir, plusieurs heures
de ma vie éveillée. Mais qui est-ce qui donne chaque jour une demi-heure
à méditer la vérité ? Quand s'est-il fait dans mon âme, pour écouter
Dieu, un silence d'une demi-heure, selon le mot de la sainte Écriture ?
Si quelquefois ce silence de l'esprit et ce recueillement de l'âme a eu
lieu dans le passé de mes jours, j'en garde longtemps le souvenir, et je
crois voir encore dans la lumière ces solennels moments d'une vie plus
vraie. Et pourquoi ne pas m'efforcer de les retrouver ? Pourquoi ne pas
m'appliquer chaque jour à reposer, pendant une heure, mon âme en Dieu ?
Pourquoi ne pas chercher, par la prière, la divine vérité, la sainte
lumière, dont le moindre rayon vivifie l'âme pour si longtemps, et
éclaire pour toujours l'esprit où il a pénétré ? N'est-ce pas faute de
cette clairvoyance intérieure que trop souvent je n'entends rien aux
livres, aux discours, à l'Évangile, aux vérités que l'Église me propose ?
O
Marie, vous qui êtes le point virginal du monde des âmes, apprenez-moi à
recueillir mon âme vers ce point virginal de mon intelligence et
de ma volonté où la vérité se fait entendre. Soutenez la résolution que
je prends de laisser le dehors de la vie pour en chercher le fond, et
de quitter, du moins pendant une heure de ma journée, l'habitude des
ténèbres extérieures, pour chercher la lumière intime que Dieu verse en
ce centre où l'esprit s'enracine dans le cœur, le cœur en Dieu.
VIIIe MÉDITATION.
Reine conçue sans péché, priez pour nous !
Méditons
avec une nouvelle attention et un plus grand respect encore ce mystère
de Marie et de sa pureté toujours immaculée : c'est le mystère de
l'humanité ; c'est l'une des origines de l'Incarnation ; c'est l'un des
nœuds de l'histoire éternelle du genre humain, c'est-à-dire du plan
providentiel de Dieu, conçu de toute éternité pour le salut des
créatures et la glorification de son œuvre.
Nous allons lire et méditer ce qu'a écrit l'admirable saint François de Sales sur le plan de la providence surnaturelle de Dieu.
Tout
ce que Dieu a fait est destiné au salut des hommes et des anges ; mais
voici l'ordre de la Providence à cet égard, selon que, par l'attention
aux saintes Écritures et à la doctrine des anciens, nous le pouvons découvrir et que notre faiblesse nous permet d'en parler.
Dieu
conçut éternellement qu'il pouvait faire une quantité innombrable de
créatures en diverses perfections et qualités, auxquelles il se pourrait
communiquer ; et, considérant qu'entre toutes les façons de se
communiquer il n'y avait rien de si excellent que de se joindre à
quelque nature créée, en telle sorte que la créature fut comme entée et
insérée en la Divinité, pour ne faire avec elle qu'une seule personne,
son infinie bonté, qui par soi-même est portée à la communication, se
résolut et détermina d'en faire une de cette manière, afin que, comme
éternellement il y a une communication essentielle en Dieu, par laquelle
le Père communique toute son infinie et indivisible divinité au Fils en
le produisant, et le Père et le Fils, ensemble produisant le
Saint-Esprit, lui communiquent aussi leur propre et unique divinité, de
même cette souveraine douceur fût aussi communiquée si parfaitement hors
de soi à une créature que la nature créée et la divinité, gardant
chacune leurs propriétés, fussent néanmoins tellement unies ensemble qu'elles ne fussent qu'une même personne...
Ainsi,
la souveraine Providence faisant son éternel projet et dessein de tout
ce qu'elle produirait, elle voulut premièrement et aima, par une
préférence d'excellence, le plus aimable objet de son amour, qui est
notre Sauveur, et puis, par ordre, les autres créatures, selon que plus
ou moins elles appartiennent au service, honneur et gloire de ce même
Sauveur.
Ainsi
tout a été fait pour ce divin homme, qui, pour cela, est appelé l'aîné
de toute créature, possédé par la divine majesté au commencement de ses
voies, avant qu'elle fit chose quelconque, créé au commencement avant
les siècles ; car en lui toutes choses sont faites et toutes choses sont
établies en lui, et il est le chef de toute l'Église, tenant en tout et
partout la primauté ; et comme on ne plante principalement la vigne que
pour le fruit, partant le fruit est le premier désiré et prétendu,
quoique les feuilles et les fleurs en précèdent la production. Ainsi
le grand Sauveur fut le premier en l'intention divine, et en ce projet
éternel que la divine Providence fit de la production des créatures ; et
en contemplation de ce fruit désirable fut plantée la vigne de
l'univers et établie la suite des générations, qui, comme feuilles et
fleurs, le devaient précéder comme avant-coureurs et préparatifs
convenables à la production de ce raisin que l'épouse sacrée loue dans
les cantiques, et dont la liqueur réjouit Dieu et les hommes
(Traité de l'Amour de Dieu, livre II, chap. 5).
Dieu
avait mêlé de telle manière l'amour originel avec la volonté de ses
créatures que l'amour ne forçât point la volonté, mais lui laissât sa
liberté ; et il prévit qu'une partie, mais la moindre, de la nature
angélique, quittant volontairement le saint amour, perdrait par
conséquent la gloire. Mais il y avait cette différence entre la nature
angélique et la nature humaine que la nature angélique ne pourrait faire
ce péché que par une malice expresse, sans tentation ni motif
quelconque qui la put excuser, tandis que la nature humaine était une
nature faible, un souffle qui passe et ne
revient pas, soumise à la surprise et à la tentation
» (Traité de l'Amour de Dieu, livre II, chap. 6).
C'est
pour cela que la chute des anges fut absolue et sans réparation ; mais
celle de l'homme, quoique irréparable en elle-même et par l'homme même,
fut réparée par l'infinie miséricorde et par l'immense amour de Dieu.
Mais c'est ici qu'il faut bien comprendre le mystère de la chute et de la Rédemption.
Nous
entendons dire quelquefois : Comment Dieu a-t-il pu créer s'il
prévoyait que son œuvre serait vaincue par le mal et que la plus grande
partie de sa création en serait la proie éternelle ?
Mais où voit-on que l'œuvre de Dieu ait été vaincue par le mal ?
L'œuvre
de Dieu, telle que Dieu la conçoit de toute éternité, c'est avant tout
l'Homme-Dieu, en vue de qui le reste a été fait, l'Homme-Dieu, qui est
le fruit même de toute la création, et en comparaison de qui tout le
reste n'est rien, car il est d'une valeur infinie ! Or cet Homme n'a jamais été vaincu par le mal, mais l'a vaincu.
L'œuvre
de Dieu, c'est en second lieu la Mère de l'Homme-Dieu, qui, à elle
seule, l'emporte en excellence et en valeur sur tout le reste des
créatures. La Mère de Dieu n'a jamais été vaincue ni touchée par le mal
en aucun sens.
Ensuite,
l'œuvre de Dieu, c'est cette grande et principale partie de la nature
angélique qui a repoussé le mal et qui a librement choisi l'amour.
L'œuvre
de Dieu, c'est encore cet immense nombre d'âmes qui, n'ayant passé sur
la terre que quelques jours ou quelques heures, n'ont pas péché
personnellement, et que le seul péché d'Adam a privées de la sainteté et
de la grâce originelle, mais à qui le Sauveur l'a rendue.
L'œuvre
de Dieu, c'est cette autre multitude d'àmes qui ont péché
personnellement, mais que le Rédempteur a sauvées en y faisant
surabonder la grâce.
Enfin, pour créer ces innombrables légions d'âmes et d'esprits libres choisissant Dieu avec amour
et liberté, comme Dieu même les avait choisis, il les fallait bien
créer libres. Il fallait donc nécessairement qu'il fût possible que
plusieurs de ces esprits et de ces âmes n'aimassent point Dieu et ne le
choisissent pas. Mais leur choix libre contre Dieu les rend d'une valeur
sans comparaison moindre que le moindre des esprits glorifiés, et l'on
pourrait même dire que tous ensemble, presque annulés par leur pente au
néant, ne sont rien, comparés au dernier des élus.
Où donc voit-on que l'œuvre de Dieu a été vaincue par le mal ?
La
partie de la création qui n'est pas restée dans l'amour, si on la
compare à la cité de Dieu, n'est qu'une fumée et comme une ombre vide et
vaine ; le reste est le corps de la création destiné à l'amour éternel.
Voilà
le mystère de la chute. Mais le mystère de la Rédemption demande
d'autres éclaircissements. Il faut connaître la coopératrice de la
Rédemption, qui est justement notre Reine, conçue sans péché, pendant
que la cause, le principe et l'auteur de ce sublime ouvrage, est notre Dieu lui-même et notre Roi.
Dieu,
continue saint François de Sales, prépara pour sa très-sainte Mère une
faveur digne de l'amour d'un Fils, qui, étant tout sage, tout puissant
et tout bon, se devait préparer une mère à son gré. Il voulut donc que
sa rédemption lui fut appliquée par manière de remède préservatif, afin
que le péché, qui s'écoulait de génération en génération, ne parvînt
point à elle ; de sorte que cette Mère sacrée, comme toute réservée à
son Fils, fût par lui rachetée, non-seulement de la damnation, mais
aussi de tout péril de damnation, lui assurant la grâce et la perfection
de la grâce ; en sorte qu'elle marchât comme une belle aube qui,
commençant à poindre, va continuellement croissant en clarté jusqu'au
plein jour. Rédemption admirable, chef-d'œuvre du Rédempteur, et la
première de toutes les rédemptions, par laquelle le Fils, d'un cœur
vraiment filial, prévenant sa Mère en bénédictions de douceur, la
préserva non-seulement du péché, comme les anges, mais aussi de tout
péril de péché et de tous les divertissements et retardements de
l'exercice du saint amour. Aussi proteste-t-il que, entre toutes les
créatures raisonnables qu'il a choisies, cette mère est son unique
colombe, sa toute parfaite, sa toute chère bien aimée, hors de toute
proportion et de toute comparaison » (Traité de l'Amour de Dieu, livre
II, chap. 6).
Voici donc quel a toujours été l'éternel plan de l'univers :
Un
Soleil de justice, de vérité, de sainteté éclairant tout, vivifiant
tout de sa lumière divine. Ce soleil, c'est le Verbe qui devait
s'incarner au milieu des temps ; mais c'est aussi la Mère du Verbe, qui
lui est parfaitement unie, qui est en lui pendant qu'il est en elle ;
qui la revêt pendant qu'elle en est revêtue, qui le porte en son sein,
mais qui en est enveloppée et couronnée, qui est enfin cette femme
revêtue du Soleil dont parle l'Esprit-Saint : deux âmes humaines en une ;
deux âmes toujours immaculées ; deux personnes, l'une incréée, l'autre
créée ; l'une hypostatiquement unie à son
humanité, et l'autre unie à Dieu par la plénitude de la grâce. Tel est
le centre et le fondement immobile de l'œuvre de Dieu. Mais à ce cœur du
monde viennent s'unir des milliers d'autres cœurs et d'autres âmes qui
s'y rattachent après une chute et une épreuve ; qui, après avoir voyagé
dans le temps, dans l'exil, dans les vicissitudes, ont retrouvé enfin
leur centre, le foyer de la lumière pleine, de l'amour plein, le lieu de
l'éternel repos ; qui, par amour, par libre choix, par souffrance,
travail et combat, reconquièrent leur patrie, trouvent le Père du monde,
la Mère du Verbe et de l'humanité, le frère, l'ami, l'époux des âmes,
principe et modèle absolu de tout amour, de toute force, de tout courage
dans les combats et les souffrances qui vont au ciel. Telle est l'œuvre
de Dieu.
Et,
en dehors de la sphère immense de lumière que remplit l'auréole du
soleil, ses rayons chassent et dissipent, comme une ombre et une fumée
vaine, la légion méprisable et coupable des esprits vides d'amour et
pleins de ténèbres, qui ont voulu rester chacun en soi et contre tous, et en dehors de Dieu.
O
mon Dieu, je croirai maintenant davantage à la réalité de ce Soleil
central de justice et de vérité, de vie, d'amour, qui est le Ciel, ainsi
qu'à la réalité de ces ténèbres extérieures, qui sont l'enfer. Je
comprendrai que, semblable à ces astres errants dont parle saint
Jacques, je gravite vers le Ciel, mais que je puis, comme eux, emporté
par ma pente et par mon faux élan, sortir de ma sphère d'attraction pour
me perdre dans l'abîme sans fond. Je comprends la vie de mon âme
toujours en lutte entre ces deux forces contraires, que connaissent tous
les hommes par leurs effets, mais dont la cause ne leur est pas assez
connue. Et comment ne serais-je pas toujours attiré par ces deux forces ?
Se peut-il que le Ciel n'attire pas ? c'est l'une des forces. Et se
peut-il que mon inertie, dans le rapide tourbilon du temps, ne m'emporte
pas loin du Ciel ? c'est l'autre force. Se peut-il que les esprits paisibles
et lumineux qui nie regardent dans ma lutte ne m'attirent pas par leur
prière et leur amour ? Et se peut-il que la contagion des méchants,
l'esprit de négation, de révolte et de séparation , l'esprit d'orgueil,
d'égoïsme et de sensualité ne m'entraîne pas, tant que je ne l'aurai pas
vaincu et rejeté hors de mon cœur par mon choix libre ? Je connais
maintenant le sens des deux attraits. Je saurai discerner dans mon âme
leurs mouvements contraires, et mettre du côté du Ciel, qui m'attire, le
poids de mon amour ; car, comme le dit saint Augustin, mon amour est mon poids.
IXe MÉDITATION.
Mère très-pure, priez pour nous !
Ne
nous lassons pas de chercher, par la prière et la méditation, par le
désir de la lumière, par la reconnaissance pour ses moindres rayons, à
entrer de plus en plus dans la contemplation du grand mystère de
l'immaculée pureté de la Vierge. Ce mystère est l'un des nœuds de
l'œuvre divine, et en quelque sorte son centre, son ciel, aussi bien
qu'il en est la ressource, et qu'il est l'espérance de ceux qui luttent
et qui voyagent encore.
Pour arriver à de plus vives lumières, écoutons aujourd'hui, sur ce sujet, la doctrine de l'admirable saint Augustin :
«
Vous m'avez appris, ô Seigneur, par une parole irrésistible adressée à
l'oreille intérieure de mon âme, que vous êtes seul éternel, immortel,
qu'il n'y a rien en vous de variable ; que votre volonté subsiste,
immuable, au-dessus du temps : la volonté qui pourrait changer ne serait
plus l'immortelle volonté. « Je vois ces choses dans la lumière de
votre présence, ô Seigneur ; mais, je vous prie, que cette lumière
augmente, et que, sous cette révélation, je persiste à rester sous vos
ailes, humble et petit.
Vous
m'avez dit encore, ô Dieu, par une parole irrésistible adressée à
l'oreille intérieure de mon âme, que toute nature et toute substance qui
n'est pas vous est faite par vous. Cela seul qui n'est pas, ou encore
tout mouvement de volonté qui s'écarte de vous, qui êtes, vers tout ce
qui est moins, cela n'est pas fait par vous ; car un tel mouvement est
le mal et le péché. Enfin nul péché ne vous nuit, ô Seigneur, et ne
saurait troubler en rien l'ordre de vos volontés. Voilà ce qui, en votre
présence, Seigneur, m'est révélé dans la lumière, et, je vous prie, que
cette lumière augmente, et que, sous cette révélation, je persiste à
rester sous vos ailes, humble et petit.
Enfin
vous m'avez dit encore, par une parole irrésistible adressée à
l'oreille intérieure de mon âme, que cette créature même ne vous est pas
coéternelle, celle dont vous êtes seul la volonté ; qui, par la plus
persévérante chasteté, n'a jamais respiré qu'en vous ; que sa mobilité
possible n'a jamais, en rien, fait varier ; qui, s'attachant par son
amour entier à vous, Seigneur, toujours présent, n'a point d'avenir à
attendre, point de passé à regretter, pas de vicissitudes à subir, et
pas de temps à traverser. 0 bienheureuse, quelle qu'elle soit, par sa
ferme inhérence à votre béatitude, bienheureuse de l'éternelle et intime
hospitalité qu'elle vous donne et de l'éternelle clarté qu'elle reçoit !
Et qu'appellerai-je le ciel du ciel qui est à Dieu, si ce n'est, ô mon
Dieu, votre demeure, qui vous contemple, qui vit de votre félicité, sans
défaillir et sans sortir de vous : esprit tout pur et tout rassemblé
dans l'unité parfaite et la paix stable des célestes esprits, citoyens
de la cité d'en haut, supérieure à ce ciel visible ?
Que
l'âme donc à qui le voyage de l'exil paraît long comprenne ces choses,
si déjà elle a soif de vous, si ses larmes sont déjà devenues son
breuvage, si chaque jour elle entend en elle-même cette question : Où
donc est votre Dieu ? si déjà elle cherche et ne veut qu'une seule
chose, habiter tous les jours dans votre demeure, ô mon Dieu ! Que l'âme
donc qui en est capable comprenne ce qu'est l'éternité en face du
temps, puisque déjà votre maison sainte, qui n'a jamais connu l'exil,
quoiqu'elle ne vous soit pas coéternelle, ne souffre pourtant aucune
vicissitude de temps, parce qu'elle, vous demeure attachée sans
intervalle ni défaillance. Voilà ce qu'en votre présence, Seigneur, je
vois dans la lumière, et, je vous prie, que cette lumière augmente, et
que, dans cette révélation, je persiste à rester sous vos ailes, humble
et petit. »
Ainsi
parle l'admirable Saint. Mais, après avoir décrit la très-sainte
créature qui contemple Dieu parfaitement, qui n'a jamais défailli, et
que rien n'a jamais séparé de Dieu, il ajoute :
«
Appellerez-vous erreur ce que la vérité m'enseigne par des paroles
irrésistibles adressées à l'oreille de mon âme ? Et qu'est-ce que la
contradiction pourra nier ici ? Nieriez-vous qu'il y ait une sublime
créature qui se tienne attachée à Dieu, au Dieu éternel et véritable,
par un si chaste amour que, sans lui être coéternelle, cependant, parce
qu'elle ne s'écoule jamais hors de lui, elle ne connaît du temps ni ses
vicissitudes, ni ses variétés, mais reste toujours dans le repos de
l'éternelle contemplation ? Vous vous manifestez à elle, Seigneur, et
vous lui suffisez, et jamais elle ne penche vers elle-même ou ailleurs
que vers vous. Elle est la maison de Dieu, maison qui n'est point faite
de terre, ni même de la matière des cieux, mais qui est spirituelle et
participe à votre éternité, parce qu'elle est éternellement sans tache.
Vous l'avez posée ainsi pour toujours : c'est une loi que vous avez
faite et qui ne sera point violée. Cette divine demeure n'est cependant
pas éternelle ; car elle a commencé, elle a été créée.
Sans
doute nous ne rencontrons aucun temps avant elle, car la sagesse a été
créée avant toute chose ; non cette Sagesse égale, coéternelle à Dieu
son père et notre Dieu, par laquelle tout a été créé, principe du ciel
et de la terre, mais cette autre sagesse créée, nature intellectuelle,
qui est lumière par la contemplation de la Lumière, et qui, quoique
créée, est aussi appelée sagesse. Autant il y a de la différence entre
la Lumière illuminante et la lumière illuminée, autant il y en a entre
la Sagesse créatrice et la sagesse créée, comme entre la justice
essentielle et la justice d'emprunt, qui est la nôtre.
Il
y a donc une sagesse antérieure à tout être créé, créée elle-même :
c'est l'âme intelligente et raisonnable de votre chaste cité, notre mère
d'en haut, qui est libre et vit au ciel dans l'éternité, en ce ciel des
cieux qui vous louent, étant elle-même le ciel des cieux qui est à Dieu
; et quoique nous ne trouvions avant elle aucun temps, puisqu'elle
précède la création du temps, avant cette sagesse, cependant, il y a
l'éternité de Dieu même qui l'a créée, et qui lui a donné son
commencement. »
Méditons avec recueillement ces pages toutes lumineuses et dont la profondeur n'a peut-être pas encore été pleinement commentée.
Et
d'abord cet illustre Père de l'Église, cette principale autorité de
l'Église d'Occident, enseigne ici, avec une force d'affirmation qu'on ne
rencontre pas souvent dans ses écrits, que cette doctrine, fondée sur
l'Écriture, lui a été, de plus, directement révélée de Dieu, dans la
lumière et dans la force irrésistible d'une parole intérieure.
Et
qu'enseigne-t-il ? Il enseigne qu'il y a une sublime créature, qui est
notre Mère céleste, et en qui Dieu habite, et qui, depuis l'heure de sa
création, est demeurée, sans vicissitudes ni défaillance aucune, tout
entière attachée à Dieu.
Mais
qui est-elle, cette sublime créature ? C'est, selon saint Augustin,
celle dont parle la sainte Écriture lorsqu'elle dit : « J'ai été créée
avant les siècles et dès le commencement ; » et ailleurs : « La Sagesse a
été créée avant tout. » Or, à qui l'Église catholique applique-t-elle ces
paroles de la sainte Écriture ? C'est à la Vierge, Mère de Dieu, et à
l'humanité de Jésus-Christ. Ces grands textes sur la sagesse créée
composent partout et toujours l'office de la sainte Vierge.
Sans
doute on peut prétendre que notre saint docteur applique ici à la cité
des anges tout ce qu'il dit de la sagesse créée ; et la société
lumineuse des anges forme en effet une création qui, dès le
commencement, sans défaillance ni vicissitudes, est restée attachée à la
contemplation de Dieu. Mais il y a quelque chose au-dessus des anges :
il y a la Reine des anges, il y a l'humanité du Sauveur, et, selon saint
Augustin même, ce ne sont pas les anges qui ont été créés d'abord et
avant tout. Les anges, dit saint Augustin, furent créés quand Dieu dit :
"Que la lumière soit !" et avant cela, dans l'intention et dans l'idée
divine, il y avait déjà, selon le saint docteur, le principe de la
création qui implique tout et dont la Genèse dit : « Dans le principe
Dieu créa le ciel et la terre. » Le principe absolu de toute chose,
c'est Dieu même ; mais le principe relatif et créé, comme le montre
saint François de Sales, le principe en qui, pour qui tout a été créé,
c'est l'Homme-Dieu, lequel, par son humanité, est l'aîné de toute
créature, et sa Mère, qui, parmi les pures créatures, est en un sens
l'aînée, comme l'enseignent les saints docteurs. Si donc il y a une
création première et principale, qui est appelée notre mère et qui
demeure attachée à Dieu sans défaillance, une création que rien n'a
jamais pu séparer un instant de Dieu, comment pourraiton dire que la
Mère du Verbe, destinée de toute éternité à être la Reine de cette
création sainte, comme le Verbe incarné en est le principe et le maître,
comment pourrait-on dire que la Mère du Verbe ait été, pendant un seul
instant, soumise à l'empire des ténèbres et séparée de Dieu, pendant que
les anges, ses sujets, poursuivaient leur immuable contemplation et
leur indéfectible union à Dieu ?
O
Marie, qui, en donnant un corps au Verbe, avez répandu sur le monde la
lumière éternelle, priez pour nous, afin que ces profonds mystères, que
nous apercevons déjà dans le lointain, brillent à nos yeux plus
vivement, et que, dans cette lumière, nous demeurions toujours sous
l'aile de Dieu et sous vos ailes, ô Mère des âmes, humbles et petits
comme des enfants ! Pour moi, Seigneur, je veux entrer dans cette
lumière. Je veux, comme le demande saint Augustin, arriver à sentir mon
exil, à comprendre ce qu'est l'éternité en face du temps, et travailler à
rapprocher de l'éternité le temps qui m'est donné. La vie pleine,
étemelle, c'est la contemplation, la possession, sans vicissitudes, de
la lumière et de l'amour. Le temps, comme le temps visible de cette
terre, c'est le mouvement et la vicissitude entre les ténèbres et le
jour. Mon âme, dans son état présent, voit la lumière avec
intermittence. Le jour, pour l'âme, disent les maîtres de la vie
intérieure, c'est un rayon qui revient par intervalles. L'âme qui a
entrevu la lumière le sait bien. Elle sait que bientôt elle a vu la lumière
pâlir, puis s'éteindre, et que, l'ayant cherchée encore, elle ne l'a
plus trouvée. On était dans la vie, dans la joie, dans l'adreur ; on
croyait y rester toujours ; mais le temps a marché, et sa sphère mobile a
tourné, et le soleil a enseveli sous l'horizon toutes ses ardeurs et
ses splendeurs. Ce qui reste n'est plus que regret et souvenir. On
regrette de n'avoir pas profité du jour. Pendant que vous avez la
Lumière, dit le Sauveur, croyez à la Lumière, pour que vous deveniez
fils de Lumière. C'est là ce que je veux maintenant pratiquer, pour
rapprocher de l'éternité le temps qui m'est donné. Quand le rayon
reviendra, j'y croirai avec plus de force ; je saurai que ce n'est pas
là ma lumière, ô mon Dieu, mais la vôtre ; je saurai que la lumière va
passer ; je me hâterai, et je soumettrai aussitôt toute mon âme à cette
splendeur qui est vous-même, afin de devenir fils de lumière, comme vous
le promettez. Alors, sans doute, le rayon passera moins vite, la nuit
ne viendra pas si tôt. Les jours grandiront dans mon âme, comme quand
notre hémisphère recommence à pencher vers le soleil. La suite
des jours de mon intelligence et de mon cœur ne sera plus coupée que par
de courtes nuits, et peut-être, avant d'entrer dans le plein jour de
l'éternité, arriverai-je aussi, comme les saints, à ces grands jours
polaires qui font comprendre l'éternité, jours doubles où le soleil ne
fait que s'incliner vers l'horizon et le toucher, pour indiquer la nuit
et se relever aussitôt.
Xe MÉDITATION.
Mère Immaculée, priez pour nous !
Pour
éclaireir le mystère de l'humanité, le mystère du salut, de la victoire
sur le péché, de la rédemption des âmes et du canal de la Rédemption,
adressons-nous maintenant à une autorité plus haute encore que saint
Augustin. Ouvrons les Écritures.
Nous
n'aurons pas recours à des textes brisés et rapprochés de loin, mais à
des chapitres entiers, lus avec suite. Nous ne choisirons pas ces
chapitres à notre gré ; nous prendrons ceux dont l'Église catholique
compose les offices de la Vierge. Écoutons et suivons avec adoration ces
paroles inspirées et toutes pures, et qui sont comme un autre corps du
Christ. N'oublions pas que la sagesse créée, dont nous lisons ici
l'éloge, c'est ce principe, ce cœur, ce centre de la création qui est l'humanité du Sauveur d'abord, et puis la Mère de Dieu.
La Sagesse porte en elle-même sa gloire, qui vient de Dieu, et qui éclate au milieu des hommes (1).
Au milieu des assemblées saintes, sa bouche s'ouvre et répand la lumière de Dieu.
Au milieu des âmes, Dieu l'exalte et la rend admirable dans la plénitude de la sainteté.
Au sein de la multitude des élus, sa gloire éclate. Elle est bénie entre tous les bénis, et elle dit :
« Moi, je suis la bouche du Très-Haut, et suis l'aînée des créatures.
C'est par moi que s'est levée au ciel la Lumière qui ne défaillera pas, et j'ai, comme un nuage fécond, enveloppé la terre.
J'habite au centre de l'univers, et mon trône est le pivot des mondes.
(1)Quoique
cette traduction nous semble exacte, on ne peut lui attribuer en aucune
sorte l'autorité du texte approuvé par l'Église. Il faut comparer celte
traduction au texte, et ne la regarder, du moins en quelques endroits,
que comme une paraphrase.
«
Seule je suis au-dessus du mouvement des cieux qui roulent ; seule j'ai
pénétré le centre de l'abîme ; j'ai parcouru tous les flots de la
création et toutes ses sphères, et, en toute race, en toute assemblée
d'êtres libres, je suis la Reine.
Je
suis, par ma vertu, plus grande que les cœurs les plus hauts, plus
recueillie que les plus humbles. En tout cela je ne cherche que le repos
en Dieu et la paix dans son héritage.
Mais
le Créateur de toutes choses me fait connaître sa volonté. Celui qui
m'a créée veut à son tour se reposer en moi comme dans un tabernacle, et
il me dit : Habitez en mon peuple, héritez de ceux qui sont à moi,
étendez vos racines dans l'âme de mes élus.
J'ai
donc été créée au commencement et avant tous les siècles ; je subsiste
dans le siècle à venir, et je suis ministre de Dieu dans la céleste et
sainte demeure.
Je suis la force dans les âmes saintes, le repos dans la cité sainte, et la Reine de Jérusalem.
Je suis la Reine des âmes choisies qui recueillent l'héritage de Dieu, et j'habite avec la plénitude des saints.
Je
suis le cèdre sur le Liban et le cyprès sur la montagne de Sion ; le
palmier de Cadès et le rosier de Jéricho ; l'olivier des campagnes
fécondes, et la platane du bord des eaux. Je suis le baume aromatique,
la myrrhe choisie ; je réunis en moi les parfums les plus purs.
J'étends mes branches comme le térébinthe, et mes rameaux sont la grâce et la gloire.
Je suis la vigne féconde, son parfum et son fruit.
Je suis la mère du pur amour, et de la crainte filiale, et de l'espérance sainte.
En moi est déposée la grâce qui est la voie et la vérité ; en moi est l'espoir de la vie et de la vertu.
Venez à moi, vous qui m'aimez, et que le Fruit de mes entrailles vous nourrisse et vous vivifie.
Mon esprit est la douceur même, mon héritage est plus suave que le miel.
Ma mémoire est une mémoire qui ne décroît pas par le temps.
Celui qui se nourrit de moi peut se nourrir encore, et celui que je désaltère a soif encore.
Qui m'écoute ne sera jamais confondu, qui travaille avec moi ne péchera point.
Celui qui me met en lumière a la vie éternelle.
Tout ceci est le livre de vie, le pacte du Très Haut, la manifestation de la vérité.
Moïse
a donné des préceptes, a donné à Jacob un héritage, et des promesses à
Israël ; mais c'est à David, son élu, qu'il a été donné de faire naître
le Roi fort qui doit s'asseoir sur le trône éternel.
C'est lui, ce Roi, qui donne à la sagesse sa plénitude, comme, au printemps, le Tigre et le Pinson remplissent leur lit.
C'est lui qui multiplie l'intelligence, comme l'Euphrate multiplie ses eaux au temps de la moisson.
C'est lui qui répand la lumière et la vérité, comme le Gihon répand ses eaux au temps de la vendange.
Lui seul la connaît parfaitement ; tout autre, plus faible que lui, ne la connaîtra jamais tout entière.
Il est plus qu'un fleuve de sagesse et plus qu'un abîme de lumière.
Moi, la sagesse, je fais couler les fleuves qui viennent de lui.
Je suis le lit du fleuve, sa source, le point où il perce la terre, le canal par où il coule du Paradis.
Je
n'ai qu'à dire : Je veux arroser mes vergers, mes prairies ; je veux
les enivrer de fécondité. Aussitôt les flots coulent et le fleuve
ressemble à une mer.
Oui, je suis l'aurore qui amène à tous la lumière, et qui bientôt la répand au loin.
Et
je pénètre jusqu'aux plus bas degrés ; je vais réveiller ceux qui
dorment et éclairer quiconque espère en Dieu » (ECCLI., XXIV).
Vous
voyez dans ce texte saint le canal des grâces, l'aurore qui annonce le
Soleil, la Porte du Paradis, la source du fleuve qui féconde le monde,
le point où il perce la terre, l'humilité, la
pureté qui entretiennent la faim et la soit de la justice et de la
vérité. Vous y voyez la Mère du pur amour et de l'espérance sainte,
celle en qui a été déposée la grâce, en qui est né Celui qui est la
voie, la vie, la vérité. Vous y voyez enfin cette Reine de la cité
sainte, la coopératrice de Dieu, ministre de sa puissance ; vous y voyez
celle qui, étant créée de Dieu, a fait entrer au monde la Lumière
éternelle, et mille autres mystères dont la méditation remplirait des
journées.
Et
l'Esprit-Saint nous dit que cette sagesse ne doit pas fléchir jusqu'au
siècle à venir, et qu'elle ne cesse de contempler la face de Dieu dans
la demeure céleste.
Voici
l'autre texte inspiré que l'Église catholique applique à l'office de la
Nativité de la sainte Vierge et à celui de sa Conception :
Dieu me possède dès le commencement de ses voies, avant d'avoir rien fait sortir du germe de la création.
Je suis prédestinée et ordonnée de toute éternité, et posée en présence de Dieu avant la terre.
J'étais
déjà conçue lorsque les abîmes n'existaient pas, que les sources
n'étaient pas ouvertes. J'étais née avant que les montagnes et les
collines ne s'élançassent. Dieu m'enfantait avant la formation de la
terre et l'origine de son mouvement.
Lorsque
Dieu préparait le ciel, j'étais avec lui. Quand il donnait à la matière
des mondes sa loi et son mouvement ; lorsqu'il affermissait les astres
et lançait dans l'espace, selon leur poids, leurs masses encore fluides ;
quand il donnait à la mer sa limite et la loi qui l'empêche d'augmenter
sa hauteur ; quand il donnait au globe terrestre son centre de gravité,
en ce temps j'étais avec Dieu, coopérant à toutes ses œuvres, pleine de
joie en ces premiers jours du monde, toujours devant sa face,
tressaillant de bonheur au sein de l'univers naissant, et surtout dans
les âmes des hommes » (PROV., VIII, 22).
O mon Dieu, il est donc vrai qu'il y a dans le monde
des paroles sacrées qui révèlent les mystères du ciel. Il y a des
livres saints, inspirés par votre Esprit même, et qui renferment des
vérités dont le sens se dévoile peu à peu, à mesure que le monde avance
et que l'Église grandit. Comment ai je si peu lu et médité ces livres ?
Et pourquoi n'en ai-je point le goût, l'intelligence et la curiosité ?
C'est que j'en suis trop loin. J'en suis trop loin par ma vie, par mon
cœur. Je ne porte pas en moi le commencement de lumière intérieure
nécessaire pour comprendre le sens des mots divins qui, du dehors,
viennent frapper mes oreilles. Quand je passe de la grossière clarté des
pensées vulgaires aux textes saints, je n'aperçois qu'obscurité. C'est
la nuit ! Mais si mon âme était sereine, cette nuit aurait ses étoiles,
et, si mon âme s'élevait vers le ciel, elle verrait que ses étoiles sont
des mondes, ou plutôt des soleils, centres de mondes. O Seigneur, je
verrai votre ciel et vos étoiles ! dit le Prophète. Je veux en dire
autant. Je veux un jour, aussi, par ma prière et par ma vie, parvenir à
cette sérénité, à cette élévation où l'âme commence à voir le ciel et à découvrir ses mystères sous la lettre du livre divin.
O
Marie, conçue sans péché, qui êtes non seulement pleine de sagesse,
mais, en quelque sorte, la sagesse même, cette sagesse créée dont les
saintes Écritures, exaltent la gloire par leur plus riche et leur plus
profonde poésie, ouvrez aux chrétiens, en ce siècle, le sens des
Écritures pour vous y voir, et, si les Écritures sont, en effet, un
autre corps du Christ, selon saint Augustin, que notre contemplation
apprenne à voir la Mère du Christ où nous voyons le Christ, comme nous
savons que sur l'autel se trouve le sang de Jésus-Christ, puisé dans le
sang de la Vierge, mère de l'humanité nouvelle.
XIe MÉDITATION.
Reine revêtue du Soleil, priez pour nous !
Méditons
le titre glorieux et surprenant que le disciple bien-aimé, saint Jean,
inspiré par Dieu même, donne à la sainte Vierge, devenue sa mère par la
parole du Sauveur en croix.
Saint
Jean, dans la vision de Pathmos, s'écrie : « Un grand signe a paru dans
le ciel : la femme, revêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds, et
sur sa tête une couronne d'étoiles. Elle porte un Fils dans son
sein..., un Fils qui doit régner sur tous les peuples » (apoc, XII).
La
femme qui enfante le Roi des nations, c'est la Vierge. C'est donc elle
qui est aussi la femme revêtue du soleil. Mais qu'est-ce que le soleil,
si ce n'est le Soleil de justice, le Verbe de Dieu ?
Ces
grandes paroles, tirées de la sainte Écriture, nous représentent le
monde invisible des âmes sous l'image du monde visible des astres. Et il ne saurait y avoir de symbole à la fois plus beau et plus vrai.
Les
astres vivent par groupes et sont unis entre eux par d'invisibles
liens, qui forment de tous une indissoluble unité. Ainsi des âmes. Les
âmes aussi sont unies par d'invisibles liens ; toutes se tiennent en
Dieu, toutes s'attirent et se portent.
Mais
les astres voyageurs ont un centre, un centre dont ils viennent et dont
ils sont les fils. Dieu les fit naître, chacun en leur temps, de la
source commune. Ainsi des âmes, dans l'ordre de la grâce. Il y a un
premier couple dont toutes descendent : c'est le couple sacré, divin et
humain, le Père des âmes et la Mère des âmes.
Mais
les astres tournent autour de ce centre qui est en repos, et tous
reçoivent de lui la vie, la lumière, la chaleur. Ainsi des âmes. Toutes
sont en mouvement autour du centre qui les porte, et toutes reçoivent de
lui la lumière, la chaleur et la vie.
Or
le centre des astres est lui-même un globe, de même matière et de même
nature que les autres ; seulement ce monde central est revêtu
de lumière, tandis que les autres mondes n'en sont pas revêtus.
Ainsi
des âmes. Il n'y en a qu'une seule qui soit revêtue du soleil. Les
autres vivent dans la lumière extérieure du soleil, en dehors de cette
auréole dont elle occupe, elle seule, l'intérieur et le centre.
Et je lis toute l'histoire des âmes dans ce symbole.
Jamais
encore on n'a su comparer, comme il faut, l'état des âmes dans leur
voyage du temps à l'état de nos demeures terrestres. Les mondes qui
voyagent autour du soleil sont le symbole précis et admirable de l'état
de nos âmes dans cette vie.
Descendez dans votre âme , pour la regarder dans cette lumière. Que voyez-vous ?
Je
vois d'abord que mon âme est toujours empressée, jamais en repos, elle
tend et elle aspire sans cesse à autre chose ; elle tend et elle aspire
sans cesse à quelque état meilleur, à quelque vie plus grande. Mon âme
est toujours eu mouvement, mon âme est voyageuse comme la terre
qui nous porte. Mon âme attend toujours son lendemain, et se hâte de
traverser les jours pour arriver à quelque jour meilleur. La terre, qui
court si vite, ne va pas plus vite que mon âme. De ces deux voyageuses,
mon âme est la plus empressée ; c'est elle qui bien souvent voudrait
hâter la marche du vaisseau, et qui s'écrie, comme le Prophète, par son
désir ou sa prière : Seigneur, pressez le temps, hâtez la fin.
Mais
mon âme, qui désire toujours mieux, s'avance-t-elle dans une clarté
croissante ? Va-t-elle d'une course droite vers la vie, la lumière, le
bonheur, la justice et la vérité ? Oh ! non. Si quelque chose est
manifeste en moi, c'est la vicissitude. Les plus douces, les plus vives
lumières sont suivies des plus pénibles obscurités, des ténèbres les
plus profondes. Mon âme va donc aussi et du jour à la nuit, et de la
nuit au jour, comme notre terre. Plus mon esprit travaille et s'agite
vers la Vérité, plus il voit que le jour semble appeler la nuit et que
la nuit appelle le jour. Mon âme voit venir en elle des aurores ; ces
aurores grandissent jusqu'au jour, et ces jours sont tantôt radieux et
tantôt couverts de nuages. Mais à peine ont-ils atteint la clarté du
midi que l'on sent la lumière, toujours instable, déjà décroître,
redescendre jusqu'au crépuscule , et faire place à la nuit.
Mais,
dans la vie de mon âme, non plus que dans l'année terrestre, ce n'est
pas un vain mouvement qui nous emporte de jour en jour.
Car,
à travers ces vicissitudes de lumière et de nuit, mon âme, si elle ne
contrarie sa loi par l'abus de sa liberté, mon âme, qui avance dans la
vie, sent décroître les nuits et voit les jours grandir. Elle sent que
la marche est utile et que le mouvement tend à un but. Les dons de la
vie se développent en moi. Les fleurs commencent ; puis viennent les
fruits, d'abord les moindres, ensuite les plus précieux ; les deux
grands aliments de l'homme sont les derniers. Mais déjà, pendant que les
fruits continuent à mûrir, déjà, depuis longtemps, les jours
décroissent. Mon âme ne reçoit déjà plus la même plénitude de lumière,
la même surabondance de séve, les mêmes ardeurs, les mêmes splendeurs.
Elle sent avec étonnement, malgré tous ses
efforts, la vie décroître fatalement. Elle comprend que le terme
s'approche et que la mort doit survenir. Alors elle replie ses rameaux,
se recueille peu à peu vers le centre, et, comme les plantes qui ne
vivent qu'une année, qui laissent périr tout ce qu'on voit, qui se
recueillent sous terre dans leurs racines pour attendre un nouveau
printemps, mon âme aussi quittera toutes les choses visibles ; elle
quittera son corps et tous ses développements terrestres, et se
recueillera en Dieu, dans son inexterminable racine, pour attendre du
Père un second appel à la vie. Mon âme, comme la terre, comme tous les
mondes, a donc ses jours et ses années, et la vue de la terre est comme
un livre où je lis les phases de sa vie.
Mais
ceci n'est qu'une faible comparaison ; car la terre et les plantes ne
sont que des symboles pour nous instruire, des formes qui écrivent ce
que Dieu dicte et qui lui obéissent en tout. L'âme, au contraire, est
libre. Par l'abus de sa liberté l'âme peut changer cet ordre. Parfois
elle fait décroître les jours quand Dieu les voudrait faire grandir ;
elle rend les moissons impossibles, malgré les semences que Dieu donne
et le soleil qu'il verse. Parfois enfin elle finit sa vie en refusant de
rentrer en Dieu.
L'âme
peut pécher, elle pèche, nous le voyons. Elle vit ou meurt, elle
grandit ou décroît, selon son libre choix. Elle passe aussi, dans sa vie
morale, par une double vicissitude trop peu connue: vicissitude de
force contre le mal, et de faiblesse à l'égard du mal ; de force que
Dieu donne, et de faiblesse qu'il laisse ; force et faiblesse donnée,
laissée, pour nous apprendre à vaincre et nous faire grandir dans la
force. Oui, toute âme voyageuse porte en elle la faiblesse et la force,
et la vertu et le péché. Il y a des semences de vertu, des principes de
loi éternelle, que le Verbe toujours présent maintient en nous ; et il y
a le péché d'origine, qui, par sa pente, porte toujours au péché
présent, et dont il faut, avec l'aide de Dieu, que l'homme triomphe.
Or la foi nous enseigne et la raison et l'expérience nous montrent qu'aucun homme ne pourrait,
par lui-même, triompher du péché, ni avancer dans la lumière et dans la
vie morale, ni porter les fruits de justice pour la vie éternelle. Sans
le secours de Dieu il n'y aurait dans la vie morale ni jours
croissants, ni saison féconde, ni fleurs, ni fruits. Livré seul à
lui-même, l'homme décroîtrait toujours ; l'homme diminuerait tout ; la
première période de tentation et d'éloignement de Dieu serait une chute,
et l'homme irait s'avançant dans les ténèbres et le froid de la mort
comme un astre détaché de son centre, et qui cesse de tourner autour de
sou soleil.
Mais
Dieu a fait un monde moral où la vie est possible, et où la vie doit
triompher pour tous les êtres qui ne la repousseront pas jusqu'à la fin.
Il
a posé, au milieu de l'immense groupe des âmes, un centre de vie, de
lumière et de force, comme au milieu des mondes il a mis son soleil. Et
le soleil du monde visible n'est pas ce grand fluide universel partout
présent et plus intime à chaque monde que ne peut l'être sa propre
masse, et qui est le principe de toute lumière, de toute vie, de toute
force : ce fluide-là n'est pas visible, quoiqu'il
porte, enveloppe et pénètre tout ce qui est. Mais le centre des mondes,
le soleil que l'on voit, c'est ce même fluide incarné et fixé dans une
terre, dans un monde de même substance et nature que les mondes
voyageurs, qui par eux-mêmes sont ténébreux.
Oui,
une portion de la matière commune, un globe, une terre semblable aux
autres, est au centres des mondes, mais pleine de toutes les forces du
grand esprit universel mises en action et rendues manifestes. Cette
terre centrale est enveloppée d'une immense auréole de lumière et de
feu. Cette auréole est le soleil, la source de la lumière. C'est là le
point d'appui qui porte les mondes, qui les soutient, qui les éclaire,
les échauffe et les vivifie. Ce centre ne cesse de les ramener tous vers
lui-même, et empêche leur mobilité de devenir une chute éternelle dans
la nuit. C'est lui qui ramène en chaque monde le jour après la nuit ;
c'est lui qui ramène en chaque monde, après l'hiver, la vie nouvelle
d'une autre année.
C'est
l'image du soleil des âmes. Le soleil des âmes n'est pas seulement
l'Esprit éternel, créateur, tel qu'il est en lui-même. Ce n'est pas
uniquement ce grand Dieu, partout présent et plus intime à tous les
êtres que chaque être ne l'est à soi-même. Ce n'est pas cet infini pur,
absolu, qui nous est invisible. C'est ce même Dieu, sans doute, mais ce
Dieu incarné dans notre nature même, et dans un être semblable à nous.
Voilà la source d'où tout vient pour les âmes, voilà le centre, le point
d'appui qui les porte, qui les soutient, qui les éclaire, qui les
échauffe et qui les vivifie. C'est lui qui ne cesse de les ramener de
peur que leur mobilité ne devienne une chute éternelle ; c'est lui qui
répare en chaque âme la lumière après les ténèbres ; c'est lui qui ne
laisse à la tentation que son heure, et lui fait succéder la lumière et
la force.
Mais,
chose admirable ! ce divin Soleil incarné, qui est à la fois terre et
lumière, matière et force, deux éléments radicalement distincts,
parfaitement unis dans l'unité de la flamme, ce Soleil, dis-je, n'est
pas seul au centre du monde. Comme le dit la divine parole de saint
Jean, ce Soleil a revêtu de sa lumière la femme
dont il est fils. Et de même que les astronomes croient voir parfois,
sous la flamme lumineuse qui est proprement le soleil, un noyau, un
globe, une terre, qui par elle-même serait sombre et opaque comme notre
terre ; de même, et bien plus certainement, puisque la parole de Dieu
nous l'enseigne, le centre réel du monde des âmes, c'est le grand signe
dont parle saint Jean, « la femme revêtue du soleil, » du soleil qui est
son Fils, qui est son Dieu. De sorte que le divin Soleil de justice,
incarné dans l'humanité, ne se borne pas seulement à prendre dans cette
terre centrale, du sein de laquelle il s'est développé, la substance
qu'il unit à sa divinité ; il veut encore que cette terre choisie,
unique, privilégiée, demeure en lui, y demeure, immobile comme lui, au
milieu des terres voyageuses ; il veut qu'elle y soit sans vicissitudes,
au milieu des mondes toujours soumis à la vicissitude. Il n'a pas voulu
que cette terre unique, Mère du Jour, ait jamais une seule fois connu
la nuit. Il a voulu qu'elle fût et demeurât dans la lumière, et fût
revêtue de lumière, en tout sens, en tout temps. Il a voulu qu'elle fût absolument immaculée.
De
sorte que, si l'on demande pourquoi cette terre centrale n'est pas
voyageuse comme les autres, on répond que, précisément parce qu'elle est
centrale, elle seule demeure, pendant que toutes les autres, distantes
du centre, ne peuvent que voyager sur la circonférence.
Si
l'on demande pourquoi cette terre, elle seule, ne connaît pas la nuit,
on répond que, seule fournissant au soleil la matière de sa flamme, elle
est tout enveloppée de la source du jour. La nuit, inévitable pour
toutes les autres terres, parce qu'elles sont opaques et placées à
distance du soleil, est impossible pour elle, qui, quoique obscure par
elle-même comme les autres, est préservée de toute ombre de nuit par la
flamme dont elle est la mère, qui la revêt et lui donne le jour pour
ceinture.
Telle
est la femme revêtue du soleil ; telle est cette âme unique que revêt
le Soleil de justice. Comment veut-on que la nuit du péché l'ait
atteinte ? Les autres âmes sont dans cette nuit ; elle
seule fait exception. Pourquoi cette exception ? C'est que le monde est
ainsi fait. Le monde des âmes est une sphère vivante ; et dans toute
sphère le centre est un point unique, à part des autres en tout. C'est
un point qui peut demeurer seul immobile quand tous les autres tournent.
Et si, comme dans le monde astronomique, le point central est revêtu
d'une auréole, il est clair qu'il est seul dans l'intérieur de
l'auréole, pendant que tous les autres sont dehors. Seul il regarde
l'auréole entière, seul il en est revêtu tout entier. Les autres voient
un côté du disque, et sont éclairés par une face pendant que l'autre
face est dans la nuit.
Mais
pourquoi le monde a-t-il été fait sur ce plan ? Et pourquoi y a-t-il un
centre ? Pourquoi ce centre est-il privilégié ? Pourquoi la vie, la
force et la lumière viennent-elles du centre ? J'ignore pourquoi le
monde est créé sur ce plan, mais je le vois ; lorsqu'il s'agit du inonde
des corps, je le vois de mes yeux. Pourquoi ne le voudrais-je pas
croire s'il s'agit du monde des esprits ? Peut-être ce plan est-il celui
qui peut conduire la société des âmes à devenir
la plus fidèle image de Dieu. En tout cas, n'est-ce pas cette forme qui
seule peut tout envelopper dans l'unité ? Le centre est l'unité dans
laquelle tout doit vivre. Or, si le centre est privilégié, ce privilége
est le trésor de tous. Cette forme du monde n'est-elle pas celle aussi
qui seule pouvait en faire un lieu d'éducation pour la liberté des
esprits ?
Mon
Dieu, y a-t-il dans ces belles images, auxquelles mon esprit s'est
livré, autre chose qu'une pâture d'un moment pour l'uine mystique qui
cherche partout l'image de ce qu'elle aime ? Ou bien serait-il vrai que
votre œuvre entière est un livre où peuvent se lire les mystères de
l'éternité ? Vous créez tout et gouvernez tout conformément à vous-même,
Seigneur ; votre plan éternel est l'image de vous-même. Votre image
consubstantielle, votre Verbe incarné dans votre œuvre, est le but de
votre œuvre ; il en est le principe, la raison et la cause, comme il en
est la fin. Mais, dans votre œuvre elle-même, la partie principale, le
fond, le centre, c'est cet être créé que votre sagesse destinait, de
toute éternité, a donner au Verbe incarné son corps, à concevoir et à
répandre en flots toujours croissants la Lumière éternelle sur ce qui
n'était pas. C'est là, Seigneur, votre soleil, composé du Verbe incarné
et de la Mère qui a porté le Verbe. Et vous avez semé par amour, autour
de ce soleil, d'autres âmes, c'est-à-dire d'autres centres d'amour
destinés à en boire la lumière et à lui devenir semblables. Ce sont les
astres intelligents et libres qui environnent votre soleil et qui
couronnent la femme revêtue du soleil. Le monde des âmes étant ainsi
Constitué, vous avez voulu que le monde des corps lui fût semblable, et
vous l'avez créé tel que nous le voyons, parce que vous créez tout
conformément à vous-même et à votre plan éternel ; qui lui-même n'est
que votre image.
Seulement ; Seigneur, vous n'avez pas, ce semble, écrit dans Votre monde visible comment les âmes voyageuses peuvent arriver à l'éternelle
et immuable perfection, ni comment les âmes que la lumière éclaire par
le dehors peuvent en concevoir le foyer et en prendre enfin l'auréole.
Ceci ne nous est enseigné que par votre Évangile.
Mais,
quelles que soient l'incertitude et la faiblesse de nos suppositions,
Seigneur, ce qui est vrai, c'est que mon âme est voyageuse et qu'elle
veut le repos. Elle n'a que des lumières partielles, qui viennent par
intervalles, et elle cherche la lumière pleine et continue. Et il en est
ainsi de tous les hommes.
Donc
il nous est bon de connaître les lois de la lumière, et sa source. Il
nous est bon d'apprendre à nous en rapprocher, à devenir féconds par
elle.
XIIe MÉDITATION.
Reine des siècles, priez pour nous !
Si
vous êtes Roi des siècles, ô Seigneur Jésus, votre Mère est la Reine
des siècles, car partout et toujours elle est, par votre grâce, ce que
vous êtes par nature et par droit.
Donc,
ô Reine des siècles, priez pour nous ! Priez pour ce siècle où nous
sommes, et au milieu duquel l'Église érige en dogme de foi votre absolue
et immaculée pureté !
Mais qu'est-ce que ce siècle où nous sommes ? Que faut-il demander pour lui ?
Le
siècle est toujours une chose double. En tout siècle il y a deux
siècles : le siècle saint et le siècle pervers. Il y a le siècle tel que
Dieu le donne, et le siècle tel que les hommes le font. Il y a l'esprit
et l'idée que Dieu inspire à chaque époque, et il y a la perversion que
les méchants, les indociles et les aveugles font de l'idée divine et
de l'Esprit de Dieu. Le mauvais siècle est celui dont on dit : «
Corrompre et être corrompu, voilà le siècle ; » et le bon siècle est
celui que marque le Prophète par ces paroles : « Donnez-nous, ô
Seigneur, de connaître votre marche sur terre et votre salutaire
conduite sur tous les peuples. » Le sens de la marche de Dieu, à chaque
époque et dans chaque peuple, c'est l'esprit du bon siècle. Mais
qu'est-ce que le mauvais siècle ?
Comme
le mal n'est rien par lui-même et n'est que l'abus du bien, ou le bien
retourné, de même le mauvais siècle ne vit pas par lui-même ; il n'est
que le bon siècle retourné. Il est l'abus, la perversion, la parodie que
fait de l'idée providentielle et de l'inspiration actuelle de Dieu la
partie indocile du genre humain.
Ainsi,
quand, aux premiers temps de l'Église, le dogme chrétien, se répandant
comme le soleil, forçait tous les esprits à voir, il s'éleva dans le
vieux monde une philosophie ennemie, qui copiait le dogme chrétien pour
combattre le christianisme. Cette philosophie n'avait d'existence et
de sève que celle que lui donnait le christianisme, qu'elle altérait et
retournait. C'était le mauvais siècle opposé au bon siècle.
De
même, lorsque Dieu fit comprendre à son Église que le moment d'une
guerre mortelle et décisive entre l'erreur et la vérité était venu, ie
monde entier entendit sa voix. Le vieux monde, aussi bien que l'Église,
vit qu'il fallait du sang. Alors les fils du siècle saint versèrent leur
sang, et les fils du siècle mauvais versèrent le sang d'autrui. Le
mauvais siècle opère ainsi toujours l'inverse de ce que Dieu inspire au
siècle saint : il retourne l'idée de Dieu. C'est lui qui tue, lorsque
Dieu dit aux siens de mourir pour la vérité.
Et
dans les temps modernes, après que Dieu eut présenté au monde ces deux
admirables modèles, saint Vincent de Paul et Fénelon, l'idée de Dieu
était si claire que tous durent la saisir. Amour et charité : amour pour
tous les hommes était l'inspiration providentielle. Mais l'Église, ou
le siècle saint, vit la source de cet amour dans le divin cœur de Jésus ;
et le siècle pervers, la partie indocile et séparée, vit la source de
cet amour dans les fibres du cœur charnel, tel que le font les passions
et les vices. Et pendant que l'Église adorait et prenait pour source de
vie, pour modèle et pour centre, le sacré cœur de Jésus-Christ, le
siècle pervers a fini par adorer deux cœurs qu'il est difficile de
nommer.
Quel
est sur cet autel prostitué ce cœur de femme gorgé de honte ? Il n'a
pas de nom. Quel est cet autre cœur gorgé de sang humain qu'ils
promènent dans nos rues et portent en triomphe dans un vase d'or, comme
le siècle chrétien porte le corps et le sang de Jésus ?
Ils
ont rejeté comme une superstition le culte du cœur de Jésus et celui du
cœur de Marie, et ils adorent le cœur d'une impudique et le cœur du
plus grand, du plus célèbre des bourreaux. Voilà l'amour du siècle
pervers comparé à l'amour du siècle saint.
Mais
qu'est-ce que le siècle où nous sommes ? Quelle est l'inspiration
actuelle de Dieu ? Quelle est l'idée divine qui fait la force et le
mouvement du temps où nous vivons ? Il n'est pas difficile de le voir ; tout œil le voit. La mission de ce siècle est ceci :
Dieu
veut faire pratiquer à ce siècle, plus grandement que jamais, la
seconde partie de la loi, qui est semblable à la première. La première
consiste à aimer Dieu par-dessus toutes choses. La seconde consiste à
aimer son prochain comme soi-même ; et ce second précepte, dit
l'Évangile, est semblable au premier ; c'est le même sous une autre
face. Eh bien ! c'est cette face de la loi éternelle que Dieu semble
surtout vouloir nous présenter. Il nous montre les terres blanchissantes
sous la moisson humaine déjà mûre, et il veut nous montrer de plus en
plus clairement quel est le fruit humain qu'il nous faut moissonner.
Considérons
et méditons, par un autre côté d'abord, cette admirable vérité. Je vois
que l'idée de ce siècle, celle qu'il doit avoir, celle qu'il a, c'est
l'idée de la grandeur et de la dignité humaine ; et son inspiration,
c'est l'amour de l'humanité. C'est là l'idée du mauvais siècle, aussi
bien que celle du bon siècle, seulement le siècle saint entend ces
choses selon Dieu et son Évangile, tandis que le siècle pervers, comme
toujours, retourne l'idée, la détruit en la retournant, la nie en
l'affirmant.
En
effet, comment le siècle pervers entend-il aujourd'hui la dignité
humaine ? Il entend et affirme que la nature humaine est toute pure,
qu'elle est immaculée, qu'elle n'a point de péché d'origine, qu'elle n'a
point de concupiscence perverse, qu'elle ne pèche point, que ses
passions sont perfections, que ses laideurs sont des beautés, que la
chair est sainte dans ses œuvres. L'humanité est toute divine,
disent-ils ; elle est Dieu ! Délivrez donc ce Dieu captif.
Délivrons-nous de toute loi, de toute règle et de toute conscience.
N'obéissons plus, mais régnons. Régnons par la libre et pleine expansion
de toute notre nature et de tous ses mouvements, et ce sera le règne de
Dieu sur terre. Voilà bien la doctrine connue qu'enseigne le mauvais
siècle. Et j'aperçois déjà comment, cette perversion, c'est
l'inspiration de Dieu mal comprise.
Dieu
veut nous relever fortement ; il veut nous remplir de courage et nous
tirer de l'effroyable abattement où la sombre théologie protestante et
janséniste avait voulu jeter l'âme des chrétiens. Dieu veut nous faire
connaître la dignité, la grandeur de la nature humaine, malgré ses
faiblesses visibles et sa misère présente. Pour cela il nous montre, et
par les inspirations intérieures qu'il répand dans les âmes, et plus
clairement par la voix de l'Église, par la bouche de son représentant
sur terre, il nous nlontre d'abord que la nature humaine est si grande
et tellement image de Dieu qu'elle est libre, que l'homme fait et
choisit son éternelle destinée ; que, manifestement déchu, —nous le
voyons, — déchu par un acte de volonté libre, la chute n'est cependant
pas absolue, mais réparable ; que, dans chaque âme, la chute n'est pas
tellement entière qu'il ne reste de grandes ressources ; que la raison
et la liberté subsistent, quoique affaiblies, et que la grâce de Dieu
poursuit toujours chaque âme, et que chaque âme peut y répondre par cet
instinct béatifique qui n'est pas entièrement
éteint. Mais ce n'est pas là tout, et voici la grande lumière dont notre
Dieu veut nous donner la foi : c'est que l'humanité entière est un
ensemble, un seul corps dont nous sommes tous les membres, ainsi que
parle saint Paul. Or, tressaillez de joie, hommes de tous les siècles,
vous tous membres de ce corps, si humbles que vous soyez, tressaillez de
joie ! Le cœur de ce grand corps dont vous êtes membres, ce cœur, qui,
en un sens réel, est votre cœur, n'est pas atteint par le venin du mal.
Le premier cœur du genre humain, le premier couple, la source dont tout
est sorti, le premier père, la première mère du genre humain avaient été
créés sans tache. Eh bien ! ce premier cœur, cœur libre qui a péché, ce
premier couple prévaricateur, est remplacé, ou plutôt était remplacé de
toute éternité, dans la pensée de Dieu, par un cœur plus libre encore,
mais tout immaculé, par un couple réparateur, qui devait être et qui est
l'origine, le centre de l'humanité nouvelle, la source viviflcatrice du
genre humain régénéré. Mais tressaillez encore : tout n'est pas dit !
Ce second cœur du monde, ce second couple n'est pas seulement
humain et rempli de la grâce de Dieu ; dans ce second cœur, le côté
principal est Dieu même, Dieu fait homme, et le côté moindre et
secondaire de notre cœur universel est un vase tout sacré qui porte
Dieu. Dans les mystères de ce grand cœur du monde, de ce cœur qui est le
vôtre, ô homme, l'humanité est mère de Dieu ; bien plus, l'humanité est
une avec Dieu même, dans celui qui est Dieu incarné. Votre père, votre
propre père, le second Adam, c'est Dieu lui-même fait homme pour être
l'un de vous, comme Adam était l'un de vous ; et votre propre mère, la
seconde Eve, est Mère de Dieu. Donc, cela est vrai, la dignité humaine
est magnifique. Car le cœur de l'humanité, c'est Dieu fait homme, et
c'est l'humanité devenue mère de Dieu. Là, il est vrai, comme le répète
le mauvais siècle, sans le comprendre, là, il est vrai que l'humanité
est toute pure, qu'elle est immaculée, qu'elle n'a point de péché
d'origine, point de concupiscence, qu'elle ne pèche point et ne saurait
pécher ; que ses divines passions, l'amour et la pitié, sont
perfections, qu'elle n'a point de laideur, qu'elle est toute belle, que
sa chair est sainte et sacrée, qu'elle est même vivificatrice. Là
l'humanité est divine, en un certain sens éloigné, car elle est mère de
Dieu ; là l'humanité est divine, en un sens vrai, car elle est
l'Homme-Dieu ! Délivrez donc ce Dieu captif. Délivrons-nous, aidés par
lui, du joug des sens, des liens du inonde pervers, du péché, de Satan.
N'obéissons pas à ce joug extérieur ; mais n'obéissons plus qu'à notre
cœur, à notre cœur divin, et régnons avec lui. Régnons par la libre et
pleine expansion de toute la vie qu'il nous envoie et de tous ses
mouvements, et ce sera le règne de Dieu sur terre.
Voilà
ce que Dieu inspire. Voilà ce que le siècle saint proclame. Voilà ce
que, forcé de proclamer à sa manière, le siècle pervers répète à peu
près mot à mot, mais en retournant tout. Il appelle triomphe notre
chute, notre chute que voient tous les yeux, puisque le mal et la mort
sont sur nous. Il appelle beauté nos laideurs, nos laideurs si affreuses
qu'il nous est impossible, sans un surnaturel
secours de Dieu, de nous aimer les uns les autres. Il voit le vice, la
laideur, la passion, la corruption, la concupiscence et l'orgueil, et
c'est là ce qu'il nomme la pureté immaculée ; c'est là ce qu'il nomme
Dieu ! Et quant au véritable Homme-Dieu, il ne le connaît pas. Et
l'Immaculée véritable, Mère de Dieu, il ne veut point qu'on lui en
parle. C'est ainsi que le siècle pervers imite le siècle saint. Il
répète à peu près les mêmes termes ; il proclame presque les mêmes
espérances, mais en renversant tout. Et pourtant sous cette perversion
on reconnaît encore l'idée que Dieu donnait, l'idée de la grande dignité
humaine et du vrai culte de l'humanité.
C'est
qu'en effet Dieu veut inspirer à ce siècle un plus grand amour de
l'humanité. Il nous veut inspirer d'abord un culte croissant d'adoration
et d'amour pour l'adorable humanité de l'HommeDieu ; et puis un culte
de vénération, d'imitation et d'amour pour l'humanité pure de
l'immaculée Reine du monde, Mère de Dieu ; et enfin un culte de
compassion, d'amour et de dévouement pour l'humanité pauvre, malade et
misérable, que l'Homme-Dieu a voulu appeler son corps et ses membres souffrants.
Oui,
je crois le sentir et le voir, c'est là ce que Dieu même, aujourd'hui,
inspire à tout esprit qui ne dort pas, à tout cœur qui n'est pas éteint.
En sorte que ceux mêmes qui n'écoutent pas l'Église, qui ne croient pas
à l'Évangile, qui ne savent ce que c'est que l'Homme-Dieu, ce qu'est la
Mère de Dieu, ceux-là mêmes Dieu leur parle et les sollicite au dedans.
Il parle à leur raison et à leur cœur, et il leur dit : Fils de
l'homme, regarde ce globe, et vois les hommes souffrants, couchés dans
les ténèbres et dans la mort. Est-ce là toute ta destinée et celle du
genre humain ? Ne veux-tu rien de mieux ? Ne vois-tu pas comme ils se
perdent et se dégradent sans fin, faute de m'aimer et de s'aimer entre
eux ? Mais crois-tu que je ne les aime pas ? Crois-tu que cette humanité
si misérable n'est pas belle ? Beauté des âmes ! beauté si grande qu'on
peut et doit, comme moi, aimer les âmes jusqu'à la mort ! Ton sang, ô
fils de l'homme, ton cœur, ta vie, ton travail, tes sueurs, pour relever
l'humanité, veux-tu me les donner ? M'entends-tu ? L'humanité peut être
relevée. Ne lui suis-je pas présent ? Ne suis-je pas dans son sein ? Je
suis plus près de l'homme que tu ne penses ; je suis un avec l'homme.
Dieu
cherche ainsi à inspirer la foi en l'Homme-Dieu et sa Rédemption ; mais
l'âme, hors de l'Église, ne sachant pas interpréter la mystérieuse
inspiration de Dieu par la claire doctrine révélée, l'âme s'étonne, est
éblouie de cette proximité de Dieu à l'homme,etde ce grand pouvoir de
relever les âmes, dont parle l'inspiration. Et si vous ne l'aidez, Reine
du siècle, elle va prendre le change, elle va confondre Dieu et
l'homme, et tomber dans le siècle pervers au lieu d'aller au siècle
saint.
Mais
l'inspiration continue et dit : Non, tout n'est pas perdu, fils de
l'homme ! Lève la tête, déploie ton courage. Si l'humanité m'obéit, elle
peut tout. Elle peut s'emparer de ma force pour se relever. Elle le
peut, elle est libre ; elle peut m'entendre, me concevoir, me faire
descendre sur la terre, et elle l'a fait. Humble, pure et obéissante,
elle est ma mère, et ma mère est ce que l'homme peut concevoir de plus
parfait, après moi. Elle est absolument sans tache. Courage, fils de
cette mère ! Efforce-toi de naître dans son sein, car il s'agit ici
d'une naissance libre, et tu deviendras frère de Dieu, fils de Dieu.
Dieu
cherche ainsi à inspirer la foi à la renaissance surnaturelle et en
l'immaculée Mère des âmes, Mère de la vie surnaturelle, seul canal de la
vie nouvelle qui est la vie de Dieu, celle de l'Homme-Dieu.
Mais
l'homme, hors de l'Église, ne sachant éclaircir la mystérieuse
inspiration par la claire doctrine révélée, est ébloui de cette
fraternité divine, de cette admirable beauté humaine, dont parle
l'inspiration, et si vous ne le guidez, Reine du siècle, il va prendre
le change, il va tourner l'inspiration divine au mauvais sens et courir
au siècle pervers.
Mais
l'inspiration continue : Il faut renaître en effet, fils de l'homme,
car tu es plein de misère, plein de ténèbres, plein de péché, soumis au
mal et à la mort. Il faut changer : il faut voir tes ténèbres
et ta misère ; il faut renaître, devenir humble et pur, et virginal, et
il te faudra vivre en domptant pendant toute la vie les orgueilleux ou
voluptueux entraînements qui t'éloignent de moi.
Or
ceci est la crise de l'âme dans l'inspiration intérieure. C'est ici que
l'âme va se juger elle-même, choisir sa voie, tourner au siècle saint
ou au siècle pervers. C'est ici, Reine du siècle, qu'il faut l'aider.
Si
vous ne l'aidez pas ; si, par ses habitudes et ses libres tendances,
par ses instincts ou par sa volonté, elle n'aime pas vos vertus et votre
ressemblance ; si votre humilité lui inspire le mépris ; si votre
pureté l'effraye et la révolte ; si elle veut son orgueil et s'attache à
ses voluptés, elle est perdue, et d'autant plus perdue qu'elle voudra
davantage obéir à l'inspiration actuelle de ce siècle.
Effaçant
absolument la double condition d'humilité et de pureté, que Dieu pose,
ne sachant point, ô Reine du siècle, que votre immaculée virginité seule
est mère de Dieu, et qu'on ne peut recevoir et
concevoir Dieu et l'Homme Dieu que par vous, l'âme dit : C'est lui qui
me parle, je le sens ; il me dit qu'il est près de moi et en moi, et que
l'humanité est belle, et qu'elle peut tout par lui. Donc je suis beau,
je porte Dieu en moi, et je peux tout. Et bientôt, enivré par ce mélange
affreux de ce que Dieu inspire et de ce que le péché corrompt, —le
péché qu'il entend maintenir en lui tout entier, — enivré par le
terrible mélange, il dira : Je suis Dieu ; nous sommes Dieu. Il n'y a
point de mal. Nous sommes immaculés. L'humanité est Dieu ; c'est elle
seule qu'il faut adorer.
Et
voilà comment naissent les prophètes du siècle pervers qui nous parlent
en ce moment : inspiration divine dans le péché voulu et maintenu. Tout
est perdu, la vie de la grâce répandue, le vase brisé, parce qu'on a
refusé de se laisser guider à Dieu par vous, ô Reine immaculée du
siècle, qui seule allez à Dieu par votre absolue pureté.
Si, au contraire, vous aidez cette âme, ô Reine du siècle, si elle ne repousse pas votre conformité
; si l'humilité virginale et la virginale pureté ne l'effrayent pas ;
si dès lors vous pouvez la tenir par la main et lui apprendre, pendant
que Dieu lui parle, à écouter, à obéir comme vous, aussitôt Dieu devient
son maître ; il opère, il dirige : l'âme n'hésite plus entre les
ténèbres et la lumière.
L'homme
voit ce qui est ténèbres, et il voit ce qui est lumière. Il voit sa
misère, son péché, et en prend une haine divine ; il voit la belle
lumière qui s'offre à lui, et il en prend un amour divin. Il cesse
aussitôt d'appeler les ténèbres lumière, selon la parole d'Isaïe. Il ne
dit plus : « Il n'y a point de mal, point de péché, ou : « Le mal n'est
qu'un moindre bien.» Il n'étouffe plus son cœur et sa conscience pour
arriver à nier le mal, et il n'éteint pas sa, raison pour parvenir à
nier l'erreur. Il ne pervertit plus l'inspiration divine qui lui
enseigne que la mère de vie, Mère de Dieu et des âmes, est parfaitement
immaculée. Il n'en veut plus conclure, malgré ses yeux et sa raison, que
l'humanité tout entière, telle qu'elle est, est tout immaculée.
Il voit le mal en lui et hors de lui : première condition de la vue du
vrai bien. Et puis, malgré l'épouvantable aspect du mal présent et des
douleurs terrestres, il saura s'élever par l'amour, par la foi, par
l'espérance, à comprendre ou à croire ce que Dieu inspire au dedans et
ce que proclame au dehors l'Église de Dieu : qu'il y a un monde nouveau ;
qu'il y a une humanité nouvelle ; que le cœur de l'humanité nouvelle
est divin et immaculé, et que toute âme par sa liberté, sous l'attrait
lumineux et amoureux de ce cœur vivifiant, peut vaincre le mal et tendre
à l'immaculée pureté, et même à la divinité du cœur nouveau.
Et
l'homme alors comprend ce que veulent dire ces mots : régénérer le
monde, délivrer les nations, faire avancer les peuples, augmenter la
lumière, la liberté, l'amour, la vie, la paix parmi les hommes. L'âme
alors ne prend plus le change ; elle comprend les inspirations saintes
dans le sens vivificateur où Dieu les donne, et non dans le sens pervers
où les prend l'esprit du mal pour tout entraver et tout perdre.
Donc,
ô Mère de nos âmes, vous êtes vraiment la Reine du siècle, car votre
idée plane sur ce siècle. Ce siècle veut glorifier l'humanité et la
montrer immaculée : c'est votre étoile qu'il aperçoit. Il voit s'élever à
l'horizon cette belle étoile sans la comprendre. Mais l'Église
catholique lui dit : Oui, l'admirable lumière de la douce et brillante
étoile est vraiment celle de l'humanité pure, virginale, immaculée. Mère
de Dieu, Reine des siècles et de ce siècle. Mais, parce que vous voyez
cette lumière, ne dites pas qu'il n'y a point de ténèbres parmi les
homme ; au contraire, comprenez l'horreur des ténèbres, et travaillez
enfin à chasser les ténèbres par la lumière.
Vous
êtes donc, ô sainte Mère de Dieu, Reine du présent siècle, car vous
êtes l'étoile qu'il regarde ; vous êtes l'étoile dont ce siècle a besoin
pour trouver Dieu, c'est-à-dire le comprendre et le concevoir dans ses
inspirations ;
O Reine des siècles, priez donc ardemment pour ce siècle ; ne souffrez pas qu'il prenne le change.
Déployez toute votre puissance et toute ia force de votre prière. O
Reine, oserai-je bien dire ce secret ? vous priez d'une double prière ;
car vous êtes l'échelle de Jacob sur laquelle les anges montent et
descendent du ciel en terre et de la terre au ciel. C'est l'image de
votre prière ; vous priez Dieu de descendre du ciel, et vous priez les
hommes d'y vouloir bien monter ; vous priez votre Fils de frapper à la
porte des cœurs, et vous priez les cœurs d'ouvrir à votre Fils. O prière
ineffable de la très douce et immaculée mère ! Que dit-elle ? O mon
fils, obéis, obéis à Dieu ! O mon fils, ne repousse pas Dieu ! Divine
Mère de nos âmes, insistez donc ! Votre prière est toute-puissante sur
Dieu ; elle n'est trop souvent impuissante que sur nous. Mais Dieu même
vous donne en ce temps une voix plus pénétrante et d'un plus grand
éclat. Insistez donc ! Attirez vers Dieu tout ce Siècle ; persuadez-lui
de se laisser saisir par Dieu ; Que, sous la même inspiration de Dieu,
qui Veut rendre l'humanité plus pure ; plus libre, plus belle, plus
aimée, plus aimante ; il ne se forme plus deux siècles dans le
même siècle, deux siècles en guerre et en contradiction, dont l'un
détruit pendant que l'autre veut construire. Qu'il n'y ait plus de
siècle pervers ; qu'il n'y ait plus qu'un siècle saint, ou du moins que
le siècle pervers soit réduit ; que tous les bons cœurs l'abandonnent ;
qu'il ne lui soit plus donné de séduire tant d'esprits faits pour la
lumière ; que les méchants soient ses seuls fidèles ; que le nombre, le
courage, l'enthousiasme et l'ardeur soient dans le siècle saint, et que
rien ne puisse étouffer les admirables inspirations de Dieu pour le
progrès de son règne sur terre !
XIIIe MÉDITATION.
Reine du siècle, priez pour nous !
Reine du siècle, aidez-nous à poursuivre encore cette belle et fondamentale méditation.
Reine du siècle, priez pour le progrès du règne de Dieu sur terre.
«
Notre terre a donné son fruit, » dit le texte sacré. Et ce fruit, comme
l'entend l'Église, c'est le Verbe incarné. Cette terre, qui produisait
des ronces et des épines, a produit le plus divin Fruit qu'il soit
possible à Dieu lui-même de tirer de son œuvre, le Fruit parfait et
accompli, le Fruit céleste, éternel, d'une valeur infinie, l'Homme Dieu !
Priez donc, ô sainte Mère de Dieu, pour cette terre qui a donné son fruit.
Priez pour que le règne de Dieu arrive, et que sa volonté soit faite en la terre comme au ciel.
Et n'est-ce pas là l'inspiration particulière que Dieu donne aujourd'hui au siècle où nous vivons ?
Le
mauvais siècle lui-même, ô Reine du siècle saint, est bien forcé de
ressentir à sa manière l'inspiration de Dieu, et il s'écrie plus haut
encore que nous : « Oui, que le bien règne sur terre ! et que cette
terre devienne le ciel ! » Mais il ajoute : « Qu'il n'y ait point
d'autre ciel que cette terre ! » Ainsi, au lieu d'élever peu à peu notre
terre vers le ciel, il retranche le ciel même, et laisse notre terre
sans ressource, dans ses ténèbres et sa malédiction, avec la mort et le
péché.
Mais
l'Église de Dieu, l'humanité nouvelle, le siècle saint dont vous êtes
reine, ô Mère de Dieu, l'Église qui reçoit en entier l'inspiration
divine, l'Église montre d'abord à tous les hommes le ciel, le monde à
venir, seul monde où il n'y aura plus ni mal ni mort, et où sera la vie,
la lumière et l'amour, sans vicissitudes et sans fin. Ensuite elle dit
aux hommes que, s'ils veulent être humbles et purs, aimer Dieu et
s'aimer entre eux, s'ils veulent unir leur cœur, leur esprit et leur vie
à l'Homme-Dieu, par leur conformité à la sainte Mère de Dieu, qui fait
naître Dieu dans les âmes, ils entreront dans ce monde éternel ; qu'en
outre ils béniront le monde présent, et l'inonderont de lumière et de
biens, pour rendre plus facile le salut des siècles futurs.
Mais,
de plus, l'Église catholique ne semble-telle pas animée de quelque
grande et particulière espérance pour le temps même où nous vivons ?
N'espère-t-elle pas quelque manifeste et prochain progrès du règne de
Dieu sur terre ? Assurément ce n'est pas notre grande et patiente Église
qui partagera jamais l'aveugle empressement, la puérile espérance des
esprits orgueilleux et malades qui croient pouvoir transformer le monde
au jour même où le monde voudra leur obéir. Ce n'est pas elle qui
prendra pour une prophétie assurée les paroles de ce saint personnage
qui a dit que lorsque le mystère de l'Immaculée Conception sera défini
par l'Église comme dogme de foi ; quand la lumière de cette capitale
vérité éclatera dans sa magnificence, ce sera l'heure du repos et de la paix
du monde ; mais que jusqu'à ce temps il faut prier et pâtir, et
consentir à voir le monde dans l'état de confusion où il est. »
L'église, tout en honorant ce grand homme, ne propose nullement ces
paroles ni cet espoir à la foi des fidèles ni à leur pieuse croyance.
Mais,
par contre, nous est-il défendu de croire que le monde ne doit pas
rester dans l'état de confusion où il est ? que l'homme doit ordonner le
monde dans la justice et l'équité ? qu'il le doit gouverner dans la
paix ? qu'un progrès de la sagesse chrétienne amènera ce progrès du
monde ? que ce progrès de sagesse consistera dans une plus grande
humilité, une plus grande pureté des âmes, c'est-à-dire une plus grande
capacité de concevoir Dieu et de le faire naître dans les esprits et
dans les cœurs ? En d'autres termes, ce progrès consisterait dans un
culte plus lumineux, plus amoureux, plus vrai, d'imitation et de
vénération pour la sainte Mère de Dieu. Et pourquoi ce progrès de la
sagesse chrétienne ne serait-il pas aidé, lorsque les hommes voudront
comprendre, par ce grand acte de l'Église qui définit, comme dogme de
foi, l'incomparable grandeur et l'absolue pureté de la sainte Mère de
Dieu, Mère de l'humanité nouvelle ? La connaissance de la Mère de Dieu
rendue plus lumineuse, son culte devenu plus profond en esprit et en
vérité, n'est-ce pas là un signe de la volonté actuelle de Dieu ? Ne
voit-on pas que Dieu veut resserrer, en ce temps même, nos liens envers
sa divine Mère, afin de pouvoir se donner davantage aux hommes par celle
qui partout et toujours le donne au monde ?
Oui,
l'Église catholique, représentée par son Chef visible, autour duquel se
pressent, comme un seul homme, tous les successeurs des Apôtres,
l'Église, en ce moment, paraît pleine de cette espérance. Et qui oserait
le lui reprocher, ô mon Dieu ? Oh ! si l'on avait plus d'amour pour le
représentant visible de Notre-Seigneur JésusChrist ; si l'on croyait
plus fermement à l'Évangile ; si l'on croyait à ces paroles du Maître : «
Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et je te
donnerai les clefs du royaume du ciel ; » si l'on avait ces sentiments
et cette lumière, pourrait-on ne pas regarder
davantage cet homme que Jésus-Christ a placé au centre du monde, au
centre de l'humanité nouvelle ? Pourrait-on ne pas méditer les démarches
et les paroles qu'il adresse à l'Église comme son chef et comme son
docteur ? N'y pourrait-on pas enfin découvrir la volonté actuelle de
Dieu, le sens du mouvement que Dieu veut imprimer au monde ? L'Évangile
dit bien que Caïphe prophétisa parce qu'il était grand-prêtre. Que
sera-ce de celui qui est grand-prêtre de la nouvelle alliance, et qui
adore le divin Roi que Caïphe crucifiait ?
Or
voici que le Vicaire de Jésus-Christ, après avoir contemplé le
monde (universum catholicum contemplantes orbem), comme le fit le
Sauveur lorsque, dit l'Évangile, « il vit les hommes couchés par terre
et comme foulés aux pieds, voici que, comme son Maître, le représentant
du Seigneur déclare la profonde douleur qui l'accable à la vue des
souffrances du monde, des guerres, des discordes civiles, des fléaux de
la terre et de l'air, qui tuent les hommes et renversent les villes. » A
cette vue, levant les yeux au ciel, il prie,
et, s'adressant au monde entier, il dit à tous les hommes de prier et de
supplier sans relâche (orare et obsecrare non desistimus ), en
demandant à Dieu ceci : « de mettre fin aux guerres dans le monde
entier, d'apaiser toutes les divisions entre les chefs des peuples, de
donner aux peuples chrétiens la paix, le repos, la concorde, et de les
délivrer de tous les maux qui les accablent, pour les combler de toute
véritable prospérité. » Ces paroles sont tirées de cette épître
œcuménique que le représentant visible du Seigneur adresse au monde pour
exhorter les âmes au changement, à la pénitence, au pardon, aux œuvres
saintes, et appeler les hommes à un tressaillement de joie dans
l'espérance.
A
peine le souverain Pontife a-t-il prononcé ces paroles que, consacrant
la nouvelle basilique de Saint-Paul, il les répète et les amplifie. Il
dit : « Ce que nous désirons avant tout dans cette solennité sainte,
frères vénérables et fils chéris, c'est que tous, avec nous, en ce temps
si critique pour l'Église et pour la république chrétienne, vous ne
cessiez d'implorer, avec une ferme confiance, l'appui du grand Apôtre,
afin que sa prière obtienne de Dieu la paix et le repos pour l'Église et
pour la société ; que le mal soit vaincu ; que tous les peuples
s'embrassent dans l'unité de la même foi ; que tous connaissent
Notre-Seigneur Jésus-Christ ; que tous soient pénétrés du même amour ;
que tous opèrent et méditent toujours toute vérité, toute pureté, toute
justice, toute sainteté ; qu'ils marchent devant Dieu, toujours dignes
de ses regards, toujours chargés du fruit des œuvres saintes, et qu'ils
deviennent enfin les héritiers de la vie éternelle. »
Lorsqu'il
plut au Sauveur de choisir, en ces jours critiques, pour son
représentant visible, cet homme d'amour, dont l'amour est si peu
compris, tous les peuples ont béni le premier mouvement de ce généreux
cœur, inspiré par l'esprit de son Maître. Dès le premier moment de sa
mission providentielle il a voulu un progrès du royaume de Dieu sur la
terre ; il a cherché à opérer, dans l'humble patrimoine qu'il avait à régir,
l'essai ou plutôt la figure de ce qu'il voulait pour le monde :
l'ordre, la paix, l'union dans la justice et dans la vérité. Mais les
siens ne l'ont pas compris. Ils ont d'abord déchiré sa robe en deux
parts, les uns pour le rejeter en arrière, les autres pour le
précipiter. Ensuite ils ont voulu le lapider. Mais, comme le Sauveur, il
a passé au milieu d'eux ; car son heure n'était pas venue. Voyant alors
qu'il ne pouvait accomplir pour une ville (Urbi) l'essai de sa mission
réparatrice, il a levé les yeux au ciel, et, fixant ses regards sur
l'Étoile du siècle saint, il a supplié Dieu d'agir lui-même et d'opérer
pour le monde entier (Orbi!) la grande bénédiction qu'avait, pour un
moment, refusée la ville aveuglée. Puis, insistant dans sa prière, et
sachant bien que Dieu donne et bénit toujours, il a parlé à la Mère des
hommes, la conjurant d'apprendre au monde à écouter, à recevoir, à
obéir. Alors sans doute Dieu a dit à son représentant : Il faut
rattacher le monde toujours plus étroitement à la Mère de l'homme-Dieu,
et mon règne avancera sur terre. Et c'est là ce qui vient d'être fait.
Et
par quels vœux, par quelles espérances le saint Pontife termine-t-il la
lettre apostolique qui définit et proclame le dogme de l'Immaculée
Conception ? Voici les grandes paroles qui manifestent solennellement la
continuelle espérance du cœur de notre Père commun. « Oui, nous avons
l'espoir certain, la confiance pleine, que la Bienheureuse Vierge voudra
nous obtenir, par sa puissante intercession, que la sainte Eglise notre
mère, triomphant de tous les obstacles, domptant toutes les erreurs,
grandisse et se développe en tous lieux et chez toute nation ; qu'elle
règne d'un Océan à l'autre et jusqu'aux extrémités de la terre ; qu'elle
règne dans la paix, le calme, la liberté ; qu'elle règne pour que tout
coupable ait son pardon et tout malade sa guérison ; que tout cœur
abattu trouve la force, tout affligé son consolateur, tout opprimé son
défenseur, et que tous les hommes qui se trompent, sortant de leurs
ténèbres, rentrent dans la justice et dans la vérite, de sorte qu'il n'y
ait plus qu'un seul troupeau et un seul pasteur. »
Oui, telles sont, pour ce siècle, les espérances de l'Église catholique et de son chef visible, Vicaire du Christ.
Et comment parle, aujourd'hui même, notre archevêque, l'archevêque de Paris ?
Animé
des mêmes espérances, et à la suite du Vicaire du Christ, il s'écrie : «
Levez les yeux ! Contemplez la moisson des âmes !... Voyez que de
belles et saintes entreprises sont devenues possibles de nos jours,
non-seulement autour de nous, et dans cette noble portion du champ de
notre Père céleste où nous occupons une place, mais au loin et dans la
vaste étendue du monde qui semble être entré dans une crise décisive
pour la résurrection ou pour la ruine. Les peuples se rapprochent,
l'Orient et l'Occident se touchent. Il semble que Dieu soulève le voile
de l'avenir et laisse entrevoir les plus grandes choses pour l'humanité
!..; « Unissons-nous étroitement pour l'œuvre de Dieu, pour le salut des
âmes, et bientôt, par le concours des volontés et de tous les efforts,
de magnifiques transformations s'opéreront dans le monde !... Alors
l'Église, essuyant ses larmes, ouvrant son cœur aux plus belles
espérances, verrait s'accomplir, pour la propagation de l'Évangile et le
bonheur de l'humanité, des choses vraiment merveilleuses. Alors bien
des montagnes de difficultés seraient aplanies, bien des abîmes seraient
comblés, et les hommes d'attente et de désir pourraient entrevoir la
réalisation du règne de Dieu sur la terre. »
Gloire à Dieu, telles sont aujourd'hui les espérances de nos pasteurs !
Et
pourquoi ne pas espérer ? pourquoi toujours refuser de croire aux
grandes choses et aux grandes nouveautés ? 0 mon Dieu, ne permettez pas
que le monde tombe dans l'état de ces âmes qui ont renoncé au progrès et
qui disent : Je reste ce que je suis. Si rien n'est plus détestable à
vos yeux dans une âme, le supporterez-vous dans toute l'humanité ? Non,
Seigneur. Vous nous avez enjoint de dire sans cesse : « QUE VOTRE RÈGNE
ARRIVE, QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE EN LA TERRE COMME AU CIEL. »
Donnez-nous
l'indomptable espérance et l'indomptable volonté d'accomplir, sous
votre inspiration et sous votre conduite, les promesses de la sainte
prière. Faites que bientôt, plus unis à ce céleste cœur du genre humain,
à cette source de vie, par où vous entrâtes dans le monde pour vivifier
le monde, nous usions de vos forces, de vos lumières et de vos dons
pour faire aussi les choses que vous avez faites, ô Seigneur, et pour en
faire même de plus grandes, selon votre parole.
Et
ne semble-t-il pas en effet, Seigneur, que vous parlez d'une voix
claire et forte à ce siècle, et que vous lui dites, comme autrefois à
vos Apôtres : « Je vous le dis maintenant, levez les veux et voyez les
campagnes déjà blanches sous la moisson mûre ? » O Jésus, n'est-ce pas
là une de ces paroles visiblement divines, que toute intelligence et que
tout cœur est forcé d'entendre aujourd'hui ? Cette merveilleuse parole
ne fait-elle pas partie de l'inspiration providentielle que reçoit le
monde à cette heure, et dont abuse le mauvais siècle, pendant que le siècle saint la médite et en développe le divin germe ?
D'autres
ont semé, dit encore le Sauveur ; vous, vous entrez dans leurs travaux.
Les Apôtres ont recueilli ce qu'avaient semé les Prophètes ; mais les
Apôtres aussi ont semé, et l'Église a déjà recueilli plus d'une fois de
riches et saintes moissons. Et comment ne verrait-on pas que nous
touchons à l'époque d'une moisson, et que peut-être ce sera la plus
belle de toutes ?
La
terre est ensemencée depuis dix-huit cents ans de la semence divine ;
semence qui ne s'épuise pas, qui ne cesse de multiplier ses racines et
que chaque moisson fortifie. Le fruit divin, plus que jamais, s'est
étendu au globe entier. Au centre du monde, chez les peuples chrétiens,
il a déjà produit une grande merveille. Comme il nourrit les hommes d'un
aliment divin, il les rend plus forts que les autres et les fait rois
du monde. Les anciens rois du monde ont été écrasés par les barbares,
plus forts qu'eux. Les nouveaux rois n'ont point à craindre de barbares ;
tout ce qui n'est pas membre du peuple roi est
vaincu sans ressource. Les peuples chrétiens unis disposent du globe
entier. Pour diriger, régénérer le globe, ils ont des sciences, des
arts, des découvertes, des instruments que les siècles passés n'avaient
pu soupçonner. Ce sont les fruits de la force de cœur et de raison que
leur donne l'aliment divin. Donc la moisson est manifestement mûre, et
elle est grande aussi, car c'est le globe entier qu'il nous faut
moissonner aujourd'hui.
Seigneur
Jésus ! que manque-t-il donc pour que cette belle moisson commence ? Il
manque l'union. Aussi vous avez demandé l'union, ô Seigneur ! « Qu'ils
soient un comme nous sommes un ! » C'est votre dernier vœu ; et en ces
jours vous faites un effort, ô mon Dieu ! pour qu'il se réalise. Vous
nous resserrez tous vers le cœur des âmes, vers le cœur de l'humanité,
ce cœur composé de deux cœurs, comme doit l'être le cœur humain : ce
cœur qui est l'Homme-Dieu et la Mère de l'Homme-Dieu. Vous voulez nous
réunir tous en ce centre, autour du Chef visible de votre Église.
Ah
! si nous consentions à un peu plus d'humilité, à un peu plus de
pureté, notre union serait bientôt bénie et cimentée. Sans doute il y
aura toujours des méchants et des pauvres de cœur qui n'aimeront point ;
il y aura toujours des esprits renversés, des ennemis de la lumière.
Mais il peut survenir, sous la puissante inspiration de Dieu, pour les
âmes qui agissent, qui influent, pour les esprits qui pensent, qui
parlent et dirigent, un moment de majorité triomphante dans la lumière
du christianisme. N'est-il pas visible qu'alors la pensée des chrétiens,
unie, multipliée par les prodigieux instruments qui centuplent mille
fois ses forces, qui les transportent avec la vitesse même de la
lumière, enveloppera le globe entier comme d'un réseau ? C'est alors que
l'on apportera les gerbes à vos pieds, ô Reine du siècle, Mère de
l'humanité nouvelle.
O
Reine, obtenez-moi de Dieu la grâce de devenir un de vos moissonneurs.
La moisson est grande, et il y a peu d'ouvriers. Mais comment ceux
qui comprennent ces choses pourraient-ils n'être pas ouvriers ? Pour
moi, ô Mère du siècle, je vous offre mes forces et le travail de toute
ma vie. Assez longtemps j'ai consumé mes jours en des travaux stériles
qui ne sauveront pas une âme, n'essuieront pas une larme, et
n'apporteront pas aux pauvres hommes un seul épi. Maintenant je connais
l'objet du travail et sa fin. Mon cœur trouvera sa joie dans son œuvre :
heureux si je puis dire un jour au tribunal de Dieu, avec Jésus :
Seigneur, j'ai achevé l'œuvre pour laquelle vous m'aviez placé sur la
terre.
XIVe MÉDITATION.
Reine des Docteurs, priez pour nous !
Reine
des docteurs, priez pour nous ! et, comme nous voulons servir Dieu en
esprit et en vérité, et vous honorer aussi par l'esprit autant que par
le cœur, obtenez, pour ceux d'entre nous dont l'intelligence est ouverte
à la lumière, le bonheur de concevoir quelques-unes des sublimes idées
qui portaient vos docteurs, dans tous les temps, à soutenir avec ardeur
le dogme de votre Conception Immaculée.
Quand
il s'agit de Dieu, les docteurs disent : C'est l'Etre tel qu'on n'en
puisse concevoir de plus grand. De sorte que, pour se former quelque
idée de Dieu, il y a une voie aussi simple que sûre : c'est d'accumuler,
dans l'idée qu'on cherche à se former, l'idée de toutes les perfections
possibles, élevées à un degré tel qu'on n'en
puisse concevoir de plus grand. Laissons aller le cœur, l'intelligence
et l'imagination : nous n'irons jamais assez loin ; et quand nous avons
conçu l'être le plus parfait, le plus admirable, le plus aimable, le
plus adorable, que nous puissions concevoir, disons toujours : Ce n'est
rien ; Dieu est infiniment plus parfait que ce que j'entrevois. Ainsi
raisonnent tous les docteurs chrétiens, tous les sages, et leurs
raisonnements ont sur ce point une certitude et une solidité que ne
surpassent en rien les infaillibles certitudes de la géométrie.
De
même, disent les docteurs, il existe un être créé, image de Dieu, dont
en un sens la perfection peut croître toujours et n'a d'autre limite que
l'infini ; mais cette créature, pure image de Dieu, a une pureté telle
qu'on n'en peut concevoir de plus grande au-dessous de Dieu.
Cette
belle idée est de saint Anselme ; c'est lui déjà qui avait dit : Dieu
est l'être tel qu'on n'en puisse concevoir de plus parfait. Parlant de
la sainte Mère de Dieu il dit : C'est une créature telle qu'on n'en
puisse concevoir de plus pure au- dessous de Dieu.
Et
saint Thomas, qui est de tous les philosophes et de tous les
théologiens le plus grand, explique ainsi l'idée de saint Anselme. « La
pureté, dit-il, est l'absence de toute tache ; donc il peut exister en
effet un être créé tel qu'on n'en puisse concevoir de plus pur parmi les
êtres créés. Il suffit pour cela que cet être n'ait pas une seule
tache, et que jamais aucun péché ne l'ait atteint. Or telle est la
pureté de la bienheureuse Vierge, qui a été exempte de tout péché, tant
actuel qu'originel. Seulement sa pureté n'est pas égale à celle de Dieu,
parce qu'elle eut la puissance de pécher, ce que Dieu ne saurait avoir.
Mais si l'on parle de la bonté d'une créature, ajoute aussitôt saint
Thomas, comme la bonté se mesure par son rapprochement plus ou moins
grand au souverain Bien, lequel est infini, il s'ensuit qu'il peut
toujours y avoir une bonté plus grande que toute bonté créée. »
On
le voit, saint Thomas d'Aquin enseigne ici toute la vérité, et il
répond à la difficulté entière. Seulement, pour répondre à la
difficulté, il dit une parole qui, mal comprise, pourrait choquer
l'oreille des chrétiens : c'est que la Vierge a toute la pureté
concevable, et non toute la bonté possible. Mais qu'on l'entende : cela
veut dire seulement que sa perfection peut toujours croître sans jamais
égaler celle de Dieu, et que son auréole n'est pas la lumière infinie
qui est Dieu, ni la gloire infinie. Cette Reine du ciel, revêtue du
soleil, c'est-à-dire de Celui qui seul est la source de l'auréole, de la
lumière et de l'amour des saints, brille comme le soleil, de même que
le Sauveur a dit que les saints brilleront comme des étoiles. Mais le
soleil lui-même remplit-il de sa lumière les espaces infinis ? Non,
certes. Il fut un temps où ses rayons n'atteignaient pas jusqu'à la
terre ; ils s'y élançaient rapidement, traversaient cette distance mille
et mille fois ; mais aujourd'hui encore ils ont un terme. Ce terme
recule avec la vitesse de l'éclair, et presque celle de la pensée, mais
il existera toujours. L'auréole du soleil
grandit sans cesse par élans magnifiques, mais elle aura toujours sa
mesure et son terme, et ne peut pas ne pas l'avoir. Ainsi de l'auréole
des saints et de l'auréole de la Vierge, que saint Thomas nomme ici sa
bonté.
Et
ailleurs, en un autre endroit, saint Thomas avoue que Dieu ne peut rien
créer de meilleur que la sainte Vierge et que l'humanité de
Jésus-Christ. « L'humanité de Jésus-Christ, dit-il, parce qu'elle est un
avec Dieu, et la Vierge, parce qu'elle est mère de Dieu, ont une sorte
de dignité infinie que leur donne le Bien infini, qui est Dieu ; en ce
sens rien de meilleur ne peut être créé, comme il n'y arien de meilleur
que Dieu. » (1 q. XXVI, art. 6 ad 4.)
On
comprend maintenant dans quel sens les saints docteurs affirment qu'il
existe une créature telle qu'on n'en puisse concevoir de plus parfaite,
c'est-à-dire de plus pure.
Il
y a donc, selon eux, dans ce sens, au sein de l'univers créé, la plus
grande beauté, la plus grande perfection que Dieu ait pu produire parmi
les êtres finis. Qu'on ne dise plus que Dieu pouvait créer un monde
meilleur et ne l'a pas voulu. Il faut dire au contraire qu'il en pouvait
créer un moindre et ne l'a pas voulu. Il pouvait d'abord laisser
l'homme dans sa propre nature sans l'élever, par grâce, à la
participation de la nature divine. Il pouvait ne point préparer la
naissance d'une fille d'Adam ayant l'humaine nature, mais sans nulle
tache. C'était changer le plan de l'univers, je le sais ; mais ce plan
pouvait être changé : dans ce cas il n'y aurait pas eu de simple
créature telle qu'on n'en puisse concevoir de plus pure. Mais c'est ce
que Dieu n'a pas voulu. Il a voulu que son œuvre eût ce cachet de
perfection, et que les intelligences et les cœurs ne cherchassent pas en
vain, au-dessous de Dieu, la plus pure des beautés possibles.
Voilà
pourquoi ces docteurs soutiennent avec tant de zèle qu'il y a une
créature sans tache, et que la Reine de l'univers, la Mère de Dieu, qui
est nécessairement, de toutes les œuvres de Dieu, la plus belle après
l'humanité de Jésus-Christ, est aussi d'une beauté parfaite, sans aucune
tache et sans aucun défaut ; qu'elle est pure et sans tache dans sa
vie, pure et sans tache dans son cœur, où jamais la concupiscence n'a
essayé de se soulever ; qu'elle est pure et sans tache dans sa naissance
et dans sa conception. Sans ce dogme il manquerait au monde, ce semble,
le dernier anneau de cette chaîne d'or qui rattache toute la création
au trône de Dieu et au Verbe incarné.
Il
m'est bon, ô mon Dieu, de reposer mon âme sur ces idées de perfection,
et de croire fermement et toujours que toute excellence et toute beauté
concevable existent en vous infiniment, et qu'en outre, dans votre
création, et dans cette humanité que nous sommes, toute la beauté, toute
l'excellence, concevable par nous, existe, et au delà. Quand il s'agit
de vous, il faut ajouter à nos conceptions l'infini. Quand il s'agit de
votre image immaculée, il n'y faut point ajouter l'infini, mais il faut
étendre nos idées de toutes nos forces, et rester bien certains qu'elle
est plus belle encore. O mon Dieu ! puisque le monde est si beau, je
veux ne plus être triste. Je veux me corriger de cette absence
d'admiration, d'adoration, d'enthousiasme, qui est l'une des plus
grandes laideurs de l'homme charnel. Je veux changer en moi, et dans les
autres, si je puis, cette habitude, funeste et détestable, de l'homme
qui se dit prudent ou expérimenté, et qui consiste à rabattre toujours
les pensées qui s'élèvent, pour ne se fier jamais qu'aux pensées qui
s'abaissent. Les pensées qui s'abaissent, je le sais, répondent pour un
moment aux pitoyables réalités qui nous entourent ; mais celles qui
s'élèvent répondent aux saintes réalités qui sont vous-même et votre
ciel, et votre créature immaculée et bien-aimée, notre Mère et notre
Espérance, céleste centre qui attire, pour les rendre à Dieu, d'où elles
viennent, toutes les ardeurs, tous les élans, toutes les splendeurs des
âmes.
XVe MÉDITATION.
Mère admirable, priez pour nous !
Mère
admirable, dont nous avons compris toute la beauté, toute la grandeur
par la méditation de la sainte Écriture, des Pères et des Docteurs ;
Vierge que nous n'avons trouvée inférieure qu'à Dieu seul, priez pour
nous, priez pour toute l'Église, afin qu'en ce temps, et bientôt, votre
puissance éclate par quelque lumineuse manifestation !
Et
en quoi consiste surtout la puissance de votre admirable beauté, si ce
n'est à détruire toutes les hérésies, c'est-à-dire à vaincre ce principe
d'apostasie et d'orgueil qui divise les hommes et recule le moment de
leur union entre eux et avec Dieu, dans la lumière et dans l'amour ?
Et quel rayon de lumière et d'amour peut tarir la source intellectuelle des hérésies, sinon la plus claire exposition du mystère de l'immaculée Mère de Dieu ?
Le
mystère de la Mère de Dieu Portant Son Fils Ou dans son sein, ou dans
ses bras, est manifestement le nœud des vérités, le centre des questions
sur Dieu et l'homme, et le rapport de Dieu au monde. Ce qui fait dire à
un savant théologien que « Ce qui achèvera de dévoiler dans tout son
éclat le mystère de Marie doit faire faire un pas immense à la science
catholique, sur l'économie générale du mystère de l'Incarnation. »
Mieux connue, Mère admirable, vous exterminerez toute hérésie dans l'univers entier.
Le
mystère du rapport de Dieu au monde, perpétuellement cherché par tout
esprit qui sort un peu du sommeil commun, n'a cessé en tout temps de
produire des hérésies et des erreurs dans les sens les plus opposés.
Or,
le mystère de la Mère immaculée de Dieu, portant son Fils ou dans son
sein, ou dans ses bras, est le centre et le nœud des vérités, et répond à
toutes les hérésies sur Dieu, sur l'homme et leurs rapports.
Méditons
donc ce que l'Église universelle, dépositaire de toute vérité, présente
à notre adoration et à notre contemplation, savoir : l'Homme-Dieu, Fils
de Dieu, conçu du Saint Esprit ; l'Homme-Dieu enfant, l'Homme-Dieu
porté dans les bras de sa Créature toujours immaculée, malgré la chute
du premier homme ; l'Homme-Dieu, porté dans les bras de sa Mère, d'une
Mère qui mérite d'être Mère de Dieu, d'une Mère dont l'âme et le corps
ont été dignes de porter Dieu ; l'Homme-Dieu enfant, ainsi porté dans
les bras de sa Mère, au milieu de ce monde déchu, pour le sauver, et
relever la création vers l'éternelle et immuable perfection.
Oui,
toutes les hérésies sont vaincues par la lumière de ce centre des
dogmes et de cette plénitude des vérités, de ce vrai Soleil aux rayons
duquel nulle erreur ne peut plus se cacher.
Jésus,
Dieu et homme, envoyez un rayon, et dissipez l'horrible nuit où se
perdent les intelligences qui cessent d'apercevoir Dieu et ne voient plus
que l'homme tout seul, et disent qu'il n'y a dans le monde ni âme, ni
Dieu. Vous qui êtes vraiment Dieu et vraiment homme, Dieu revêtu de
l'homme, d'une âme humaine, d'un corps humain, faites luire à ces yeux
malades l'âme libre et spirituelle à travers les formes du corps, et, à
travers ces enveloppes de votre corps et de votre âme, faites rayonner
la gloire infinie de Dieu même.
0
Jésus, vrai Dieu et vrai homme, envoyez un autre rayon et dissipez
l'horrible nuit où se perdent les intelligences qui, cessant
d'apercevoir Dieu, veulent que ce corps et cette âme humaine, qu'ils
aperçoivent, soient Dieu lui-même, et que toute chose soit Dieu.
Montrez-leur votre humanité infiniment distincte de la Divinité, sujette
à toute infirmité et à la mort ; montrez-leur votre croissance, qui est
celle de l'humanité, et non de l'éternelle et immuable Divinité, qui ne
peut croître. Montrez-leur, au dehors de vous, le monde déchu qu'il
faut sauver, le monde borné, passager, imparfait, qu'il faut relever
vers la perfection et la vie éternelle.
O
Jésus, vrai Dieu et vrai homme, unissant en votre personne les deux
natures infiniment distinctes, envoyez un autre rayon et dissipez
l'horrible nuit où se perdent les intelligences qui, voyant bien que le
monde n'est pas Dieu, et qu'un Dieu a créé ce monde, ne croient pas
qu'un rapport existe de Dieu au monde, et voient ce monde borné et le
Dieu infini comme séparés par l'infini et par l'éternité. Montrez-leur, ô
Jésus, la créature et le Créateur unis dans l'unité de votre personne
divine ; montrez-leur que non seulement nous sommes, nous vivons et
respirons en Dieu ; que non-seulement Dieu porte chaque atome de la
création par son Verbe et par sa vertu ; que non-seulement Dieu porte
tout ce qui est et vivifie tout ce qui vit, agit en tout mouvement,
opère en toute action, et gouverne, par sa Providence, tout l'univers et
chaque atome de l'univers, avec le même soin que l'ensemble ; mais
montrez-leur encore que cette présence naturelle de Dieu, présent à
toutes les parties de son œuvre, par son essence et sa puissance, n'est
rien, comparée à cette surnaturelle union de
Dieu aux âmes par sa grâce divine, laquelle est elle-même peu de chose
comparée à l'union substantielle, absolue, hypostatique, de la nature
divine à la nature humaine, dans la personne du Verbe. Montrez-leur
votre amour, ô mon Dieu, Fils de Dieu et de l'Homme, dépassant, dans la
surnaturelle puissance de son embrassement, toutes les unions possibles
entre les créatures et celles de tous les liens du sang : celle de
l'époux et de l'épouse, celle du fils et de la mère, celle des âmes
unies par l'amour, et celle de l'âme à son propre corps. Montrez-leur, ô
Dieu, s'il est vrai que vous êtes un Dieu sans amour, un Dieu séparé du
monde. Montrez-leur votre divinité unie à votre humanité; montrezleur,
Verbe incarné, porté par votre Créature immaculée, montrez-leur laMère
qui vous porte, marchant dans cette vallée de larmes et tenant Dieu
entre ses bras.
O
Jésus, Jésus enfant, porté par votre Mère , envoyez un autre rayon et
dissipez la triste nuit où dorment les esprits qui n'ont pas la vertu
d'espérance ! Voyez les pauvres infidèles ! Voyez ceux
des chrétiens qui dorment ! Montrez-leur le Verbe incarné, enfant dans
les bras de sa Mère, et grandissant jusqu'à la formation de l'homme
parfait. Montrez-leur que c'est là tout le sens de l'histoire de
l'humanité, comme c'est le sens de Histoire de chaque âme, tout le plan
de l'œuvre de Dieu, pour chaque âme comme pour tout l'ensemble.
Bannissez les esprits ténébreux et les fantômes nocturnes qui leur
montrent l'œuvre de Dieu comme frappée de stérilité et d'immobilité dans
la misère et dans le mal, et qui les livrent, désespérés, à la paresse,
aux joies présentes et au mortel engourdissement des sens. Votre œuvre
est sainte, ô mon Dieu ! Ce lieu même où vous nous avez placés pour un
temps, ce lieu est saint, car il vous porte, puisqu'il porte la divine.
Mère qui vous tient en ses bras.
Guérissez
ces désespérés violents, dont parle Isaïe, pour lesquels il n'y a point
d'aurore, qui passent à travers la lumière sans le savoir, qui,
maudissant leur Roi et leur Dieu, regardent au ciel, regardent sur la
terre, et n'y voient partout que ténèbres, dissolution, angoisses ; et
guérissez ces désespérés plus doux qui ne demandent pas que votre
volonté soit faite en la terre comme au ciel, qui ne l'attendent point
pour la terre, encore moins pour le ciel ; qui ne savent pas qu'il y a
une marche de Dieu sur la terre, un plan de salut pour les nations, un
progrès de Dieu dans le monde et dans chaque âme, une croissance de
l'Homme-Dieu, au milieu de son œuvre, jusqu'il la proportion de l'homme
parfait.
Oui,
Jésus enfant, Homme-Dieu croissant en grâce et en sagesse devant Dieu
et devant les hommes, croissant jusqu'à la proportion de l'homme
parfait, daus l'homme sauvé et relevé par vous, donnez-leur l'espérance
de voir Dieu naître en eux, croître en eux, les purifier, les glorifier.
Donnez-leur l'espérance de voir un jour le nouveau ciel et la nouvelle
terre dans lesquels la justice habitera, dont vous serez la vie, la
lumière, le bonheur. Donnez-leur l'espérance de voir la volonté de Dieu
s'accomplir en la terre comme au ciel, par votre croissance au sein de
l'humanité, devant Dieu et devant les hommes.
O
Jésus, dans les bras de votre Créature immaculée, envoyez un autre
rayon et dissipez l'épouvantable nuit où se sont abîmés de tout temps et
où s'abîment encore les sombres scrutateurs des mystères du mal, les
contemplateurs de la nuit, soit qu'ils aiment la nuit et le mal, soit
qu'ils les craignent et les croient plus puissants que vous, ou tout au
moins égaux à vous. Ils croient voir le bien et le mal se partager le
monde comme la nuit et le jour. Ils donnent au mal des grandeurs qu'il
n'a pas, et adorent le principe des ténèbres autant ou plus que le
principe de la lumière. D'autres, sans croire votre ennemi plus fort que
vous, croient tous les êtres mauvais jusque dans la racine, et toute la
vie de la nature changée en infernal venin. Ils croient que Dieu, par
le péché, a été vaincu pour un temps, que son œuvre lui a échappé tout
entière, et qu'à peine si, par un effort immense, il en a pu ressaisir
les débris. Il en est, même parmi ceux qui se disent chrétiens, qui
glorifient la puissance du mal en lui donnant, malgré l'Église, des
grandeurs qu'il n'a pas, et supposent qu'il a tout occupé, même un
instant la Mère de Dieu, sans qu'il restât au
genre humain une étincelle,un germe de vie à venir. Ils pensent qu'il a
été donné au mal d'anéantir dans toutes les âmes toute trace de liberté
et toute trace de raison ; que notre volonté, absolument esclave, ne
peut que le mal ; que notre intelligence, absolument éteinte, ne voit
que l'erreur, et qu'il ne reste rien dans l'âme des fils d'Adam qui ne
soit maudit d'une absolue malédiction. Ces terroristes de la religion
mettent en Dieu une prédestination fatale, une éternelle et tout
arbitraire volonté d'aveugler et de perdre la multitude des âmes. Pour
eux l'homme ne peut ni voir ni agir, et cet esclave qui ne peut rien,
cet aveugle qui n'aperçoit rien, Dieu se plaît à le perdre, et il livre
ce prédestiné du mal au supplice éternel en vue duquel il a été créé.
0
Jésus ! porté dans les bras de votre Mère Immaculée, montrez-leur donc
que vous aviez éternellement sauvé du mal cette Mère de tous les hommes,
ce principe de l'humanité nouvelle, et que jamais il n'a été donné au
mal d'arriver jusqu'à votre ciel, principe et cœur de votre création.
Là votre volonté s'est toujours faite, dans ce paradis du nouvel Adam,
dans ce grand et divin monde de Dieu ; et les deux âmes royales, la
vôtre et celle de votre Mère, celle de l'Époux et de l'Épouse de qui
devaient naître tous les élus, n'ont pas cessé d'avoir le pied sur la
tête du serpent. Toujours cette Mère Immaculée, foulant aux pieds le
mal, et portant en ses bras son divin Fils, a été l'éternelle idée et le
centre immobile de votre création ; les ténèbres, selon le nom que le
Christ leur donne, n'ont jamais été qu'extérieures.
Enfin,
ô très-sainte Vierge ! qui portez votre divin Fils, envoyez d'abondants
rayons pour vaincre ces grandes hérésies encore maîtresses de tant de
peuples qui protestent aujourd'hui même contre l'Église et contre vous.
Éclairez ceux qui n'ont pas le sens de l'unité, qui croient que votre
Église est divisible, et qu'elle peut vivre comme les tronçons d'un
serpent coupé. Éclairez ceux qui ne connaissent pas la tradition.
Eclairez ceux qui ne croient pas à l'assistance continue de
l'Esprit-Saint dans votre Église. Éclairez ceux
qui ne croient pas à votre règne sur la terre et qui attribuent vos
pouvoirs aux sceptres temporels ; ceux qui n'ont pas l'intelligence de
la virginité, et encore moins celle de l'humilité, et qui attribuent à
chaque membre l'inspiration continue de l'Esprit, promise au corps
entier ; ceux qui ne veulent d'autres souffrances expiatrices que celles
que vous souffrez, et n'entendent pas, avec saint Paul, souffrir
eux-mêmes la suite de vos souffrances ; ceux qui ne croient pas au
mérite du travail de l'homme, aux mérites de sa volonté libre et de ses
œuvres, et méconnaissent tout le côté humain de la Rédemption. Que tous
ceux-là vous regardent, ô divine Mère, vous qui avez mérité d'être la
Mère de Dieu, et par qui nous avons mérité de recevoir en nous la source
de la vie ; qu'ils regardent l'Homme-Dieu, entré dans le monde par
vous, par votre consentement; qu'ils vous voient au pied de la croix,
unie au sacrifice et sacrifiant la chair de votre chair, le sang de
votre sang ; qu'ils comprennent l'absolu et profond sacrifice
personnel de la virginité sans tache et de l'humilité sans bornes,
humilité, virginité nécessaires à la conception de Dieu ; qu'ils vous
regardent, Mère de l'Église entière, en qui tous les membres vivants de
l'Église n'ont qu'un cœur et qu'une âme, qui est la vôtre, ô Mère de
Dieu, unie au cœur et à l'âme de Jésus ; qu'ils vous regardent, vous,
seule féconde du Saint-Esprit, qui ne verse ses dons qu'en vous et en
ceux qui vous sont attachés comme le grain de blé à l'épi ; qu'ils vous
regardent, Reine du monde, vous dont le Fils porte le monde attaché à
son sceptre, qui est la Croix, et qu'ils comprennent que vous êtes à la
fois, Mère admirable, le nœud des vérités et le lien nécessaire de
l'unité.
Telle
est donc, ô Marie, votre puissance. Par votre pureté immaculée, et par
le divin Fils que vous avez mérité de porter, seule vous exterminez dans
l'univers entier toute hérésie, depuis la grande et primitive hérésie
contre laquelle vous préservez le fond du monde et le cœur de l'œuvre de
Dieu, jusqu'à toutes ces hérésies dérivées qui
travaillent à diviser l'Église. Toute hérésie, outre l'orgueil du cœur,
est dans l'esprit une vue partielle et un excès. L'esprit enfle un côté
du vrai pour anéantir l'autre. Vous donc, qui êtes d'abord l'humilité,
et puis, parce que vous avez votre Fils dans vos bras, qui êtes le nœud,
le centre, l'ensemble des vérités, comment pourriez-vous ne pas être la
glorieuse exterminatrice des hérésies ? Ceux qui dans la création ne
voient que Dieu, ceux qui n'y voient pas Dieu ; ceux qui n'y voient pas
le mal, ceux qui n'y voient que le mal, ceux qui l'adorent, ceux qui le
mettent en Dieu, ceux qui le nient, ceux qui le craignent plus que Dieu
même ; ceux qui ne voient que l'homme, ceux qui mettent les méchants
dans le royaume de Dieu ; ceux qui livrent aux flammes éternelles à peu
près tout le genre humain ; ceux qui font expier, par d'éternelles
tortures, le péché qui n'est pas personnel ; ceux qui nient la nécessité
de la lutte, du sacrifice et de la croix ; ceux qui ne voient rien de
plus grand que la nature humaine, ceux qui la croient radicalement
maudite, tous ces aveugles n'ont qu'à
vous regarder, ô Mère de Dieu, chef d'œuvre immaculé de Dieu, écrasant
la tête du serpent, et portant en vos bras l'Homme-Dieu, l'Enfant divin
qui soutient de l'une de ses mains le monde surmonté d'une croix. Dieu,
l'homme, le monde, leur rapport, la liberté, le péché, ses limites,
l'union surnaturelle de Dieu au monde, la victoire sur le mal, la lutte,
le sacrifice et le travailla croix, salut du monde, toutest dans votre
image, Mère admirable, qui portez votre Fils, et êtes ainsi le nœud des
vérité.
Priez,
et demandez, Mère admirable, que Jésus grandisse dans vos bras, et que
la manifestation croissante de vos mystères allume dans un plus grand
nombre d'esprits ce foyer de la vérité, ce commencement de la vue du
ciel, cette étoile dont l'apôtre saint Pierre dit aux chrétiens : «
Attachez-vous aux textes prophétiques et à leur lettre, jusqu'à ce que
l'Étoile du matin se lève dans vos cœurs. » C'est alors que se réalisera
cette autre parole, prononcée par saint Paul. Rencontrons-nous enfin
tous dans l'unité de la foi, dans la contemplation du Fils de Dieu,
dans l'homme parfait et dans la plénitude de l'âge du Christ. Ne soyons
plus flottants comme des enfants emportés à tous vents de doctrines par
l'erreur et la ruse des méchants. »
Je
comprends maintenant pourquoi la piété catholique répand et multiplie
l'image de l'Immaculée Mère tenant son enfant dans ses bras : c'est que
la sainte image nous propose toute vérité sous la forme la plus aimable.
Dieu soit loué de ce qu'il daigne répandre ainsi la vérité ! Une pauvre
image, dessinée par le plus pauvre artiste, offre à l'intelligence la
plus faible l'ensemble des plus grands mystères. La plus humble femme,
devant sa Madone, voit combien Dieu nous aime et comment il est avec
nous. Elle voit Dieu tellement uni à l'homme qu'il est fait homme. Elle
le voit porté par sa créature, nourri par elle dans son humanité ; elle
comprend le grand mot de saint Paul : « Portez Dieu, glorifiez Dieu dans
votre corps. Elle comprend que c'est une
créature vierge, sans tache, immaculée, qui conçoit Dieu, l'incarne, le
porte et le nourrit. Elle croit à la perfection incréée et à la
perfection créée. Par contraste elle connaît son péché et le pleure,
mais elle voit aussitôt Celui qui le rachète et qui l'efface ; elle se
relève de ses douleurs vers l'espérance ; elle croit au ciel, à la
possession de Dieu pour toujours, à la vie éternelle, dont elle a
l'image sous les yeux. Oui, Seigneur, il vous a plu qu'il en fût ainsi !
Vous avez révélé ces choses aux humbles et aux petits, pendant que les
savants les cherchent encore. Aussi, Seigneur, je veux méditer et aimer
plus que par le passé la sainte image, et la répandre et l'expliquer.
Bénissez quelque saint et noble artiste pour qu'il lui soit donné d'en
produire, par le ciseau, par le pinceau, par le burin, quelque type
supérieur aux plus illustres, toujours trop peu célestes. Et surtout
bénissez mon esprit, et ce miroir de mon esprit où se forment les
images, pour qu'il me soit donné de porter dans mon âme l'image de
l'immaculée Mère et du divin Enfant, plus divine, plus animée,
plus suave et plus compatissante qu'aucun peintre ne peut la produire
sur la terre. Heureux ceux de vos saints, ô Jésus ! qui dès cette terre
ont vu plus que l'image.
XVIeMÉDITATION.
Sainte Vierge des vierges, priez pour nous !
Priez
pour nous, Vierge des vierges, afin que quelque communication de votre
virginité nous soit donnée, afin que nous soyons vierges aussi, en vous
et avec vous, et que vous soyez en effet pour nous la Vierge des vierges
!
L'âme
vierge, c'est l'âme sans trace d'orgueil ni de sensualité ; c'est l'âme
qui ne s'élève point au-dessus d'elle-même, mais qui ne descend pas non
plus au-dessous ; c'est l'âme qui se tient en son lieu, en ce centre où
Dieu l'a créée et où il veut la vivifier.
O
Marie ! vous êtes seule absolument vierge. Seule vous n'avez jamais eu,
ni dans votre personne et votre libre volonté, ni dans votre nature, ni
dans le fond invisible de l'âme que Dieu seul voit, ni dans votre
immaculé corps, dans ces abîmes du sang où la volonté ne peut rien, où
l'esprit ne discerne rien, vous n'avez jamais eu la moindre trace ni la
moindre racine d'orgueil ou de sensualité. Seule vous ne vous êtes
jamais ni élevée, ni abaissée ; seule vous n'êtes pas sortie de ce point
idéal où Dieu nous veut de toute éternité, qui est le centre d'où il
vivifie, éclaire, échauffe, féconde et recueille sa créature.
Mais
toutes les autres âmes ont perdu leur virginité radicale ; toutes ont
été ou élevées ou abaissées ; toutes ont quitté leur lieu et le point
idéal où Dieu les veut ; toutes se sont éloignées, ont été exilées, ont
été ou sont voyageuses à l'égard du centre divin, source de la vie
pleine. Mais qu'est-ce à dire ? Est-ce qu'une créature peut s'éloigner
de Dieu ? N'est-il pas essentiellement en tous lieux, en tout atome de
l'immense création, en toute âme ? « Non, dit saint Augustin, on ne peut
s'éloigner de Dieu par l'espace, mais on s'en éloigne par la volonté. »
« Dieu, comme un soleil immobile, dit sainte Thérèse, ne cesse pas
d'occuper le centre même de l'âme ; » mais, ajoute aussitôt cette
admirable sainte, de toutes les âmes peut-être
celle qui a le mieux connu l'âme : « Si Dieu est en ce centre, nous n'y
sommes pas ; notre cœur n'y est pas. » Le centre et le principe de notre
vie, telle que nous la faisons, n'est pas uni au centre et au principe
de notre vie telle que Dieu nous la donne ou veut nous la donner. Notre
âme, qui est d'une admirable et incroyable grandeur, est comparable à un
château, dit encore sainte Thérèse, qui aurait sept enceintes
concentriques ; au milieu de l'enceinte centrale est Dieu, qui nous
attend, et autour de la septième enceinte, hors du château, nous, qui
sommes toujours hors de nous, nous tournons comme une sentinelle qui
n'est jamais entrée dans le palais et n'en connaît que les fossés et les
murailles.
Mais
que ces comparaisons sont imparfaitespour faire connaître l'état de
l'âme déchue ! L'âme est si supérieure en beauté, en grandeur, à un
édifice quel qu'il soit !
Ne
vaudrait-il pas mieux comparer l'âme déchue à un monde, à une terre qui
voyage loin de son soleil et n'en reçoit jamais que des rayons partiels,
éloignés et obliques, par le dehors et par un seul côté ? Une terre
dont la lumière n'est jamais pleine, mais a toujours besoin de croître,
et qui décroît dès qu'elle atteint un moment son midi ; terre exilée,
terre voyageuse, qui court toujours des ténèbres à la lumière et de la
lumière aux ténèbres, de la saison féconde à la saison stérile, et dont
les zones fécondes sont resserrées entre deux pôles glacés et séparées
par des zones brûlées ; une terre qui, comme la môtre, ainsi que
s'exprime le prince des géographes, cherche sans doute, dans ses
révolutions perpétuelles, le lieu de son éternel repos, n'est ce pas là
l'image de l'âme ?
En sorte que le séjour de l'homme serait le vrai symbole de l'état de son âme.
Mais
ces comparaisons s'arrêtent au moment où commence la régénération
surnaturelle de l'âme, prodigieux changement dont nul ne connaît la
grandeur. Il faudrait, pour suivre jusqu'à ce point la ressemblance de
l'âme humaine à sa demeure terrestre, savoir ce que deviendra ce monde
lorsqu'il sera transformé par le feu et remplacé par ces nouveaux cieux
et cette nouvelle terre où la justice habitera ; ou bien il faudrait,
quittant notre terre, monter au ciel visible et approcher de l'astre
dont il est dit : « Dieu a posé son tabernacle dans le soleil ; » astre
dont il est dit encore : « La femme a été revêtue du soleil. » Là déjà
nous avons cru trouver la glorieuse image de Marie, l'image de la Vierge
des vierges, qui enveloppe de tous côtés la source de la vie, qui
reçoit la plénitude de ses dons, et qu'une pleine et puissante auréole
de lumière et de feu revêt et glorifie, éclaire, féconde, sans
vicissitudes de saisons, sans alternances de nuit et de jour.
Or
c'est entre ces deux états que sont les âmes rentrées en grâce, mais
non encore parvenues à la gloire : elles sont au-dessus de la terre qui
ne reçoit sa lumière que du dehors avec tant de vicissitudes, et elles
sont bien au-dessous de l'astre qui porte en soi la source de la lumière
et qui la répand sur les mondes ; elles ne seront semblables à lui que
quand, selon la promesse sacrée, elles brilleront au firmament comme des
étoiles.
Et
quel est donc l'état de l'âme rentrée en grâce, mais restée encore dans
la lutte ? Cette âme, si j'ose le dire ; est une étoile qui cherche à
se former.
La
source de la lumière est rentrée dans son sein, mais faible, parce que
l'âme imparfaite en étouffe encore en elle-même presque tous les rayons.
Elle a les forces implicites de la lumière, mais n'en a pas encore
l'éclat, l'expansion, la fécondité.
Et pourquoi ? C'est parce qu'elle n'a pas encore , ô Vierge des vierges, votre virginité féconde.
La
foi nous enseigne que l'âme rentrée en grâce, en qui Dieu est rentré,
porte pourtant encore en elle, pendant tout le cours de cette vie, le
foyer de la concupiscence à côté du foyer de la vie ; elle porte en elle
ces ténébreux foyers des deux concupiscences d'orgueil et de
sensualité, dont les effets et le pouvoir varient à chaque instant selon
la libre volonté de l'âme, et sont comme les bras de Satan autour du
foyer de la grâce, comme les deux bras affreux du Tentateur lorsqu'il
portait le Christ sur la montagne pour le tenter. L'âme porte en elle
ce soleil de justice, mais aussi les racines du péché, foyers de
ténèbres qui lutteront contre la source de la lumière. Cette âme, si
loin encore de votre virginité, Vierge des vierges, se livrera peut-être
à ses concupiscences, et, comme le peuple de Dieu, méprisera,
repoussera, crucifiera Celui qui vient en elle pour la sauver, l'élever
au ciel et en faire une glorieuse étoile en lui donnant tous ses rayons.
Peut-être aussi que, s'attachant à Celui qui est la source de la
lumière et de la vie, elle empruntera à cette source tant de rayons et
tant d'ardeurs qu'elle montera au ciel pour y briller comme une étoile.
Une étoile qui cherche à se former, c'est une âme dans le sein de qui luttent les ténèbres et la lumière.
Mais
comment la céleste étoile, ô Marie, parviendra-t-elle à se former, ou
comment tomberat-elle du ciel, pour toujours, comme une masse de
ténèbres ? Elle se forme ou s'affaisse et s'éteint selon qu'elle se
rapproche ou qu'elle s'éloigne de vous, Vierge
des vierges ; selon qu'elle vous emprunte la vertu qui conçoit la
lumière et la répand. Or la vertu qui conçoit la lumière et l'incarne
dans l'âme, c'est la virginité, c'est la virginité ou conservée ou
recouvrée.
O
Marie, Vierge des vierges ! voyez ces filles de Jérusalem, vos filles,
voyez ces âmes dont le péché d'Adam a détruit la virginité radicale ;
voyez celles dont le propre péché, surajouté au péché d'origine, a
détruit la virginité personnelle, âmes en qui cependant, par le Baptême
ou par la Pénitence, la source de la lumière et de la grâce,
c'est-à-dire Dieu lui-même, est rentré. Il faut maintenant que ces âmes
vous deviennent conformes pour être de vivants tabernacles de Dieu.
C'est maintenant que le Verbe naissant vous dit : O Mère de Dieu,
habitez en ces âmes et jetez en elles vos racines, vous qui m'avez
conçu, qui seule en étiez digne, et qui seule l'avez mérité ; vous qui
m'avez nourri, allaité, porté dans vos bras, élevé jusqu'à l'âge où j'ai
illuminé le monde et vaincu la mort. Maintenant, ô mon unique Mère,
mère des élus, faites-moi grandir aussi dans ces âmes, formez-moi et
développez-moi en elles.
Mais
comment cela ? J'entends bien que Dieu, qui peut tout, qui est partout,
qui remplit tout, peut venir en toute âme ; mais comment la sainte
Vierge viendra-t-elle en mon âme ? Comment habitera-t-elle en moi ou moi
en elle ? Comment aura-t-elle en mon âme ses racines, comme s'exprime
la sainte Écriture ?
Le
voici. Dieu a dit : « Malheur à celui qui est seul ! » et ailleurs : «
Lorsque deux d'entre vous s'unissent mon nom sur la terre, je suis au
milieu d'eux ; » et ailleurs : « Ils n'auront qu'un cœur et qu'une âme.
La volonté de Dieu est que, en un sens, toute la multitude des âmes n'en
fasse qu'une. L'œuvre de Dieu n'est pas un nuage de poussière, ni un
monceau de sable. Surtout sa création nouvelle ne doit être qu'amour et
union. L'union des grains dans l'unité de la grappe ou dans l'unité de
l'épi n'exprime qu'imparfaitement l'union des âmes dans la cité du ciel.
Mais qui est cette cité, si ce n'est vous, ô Vierge des vierges ! Qui
est cette vigne ?
C'est encore vous. Qui est l'épi sacré, si ce n'est vous, dont il est dit : « Votre sein est une gerbe d'épis ? »
C'est
donc à vous qu'il faut venir, ô tabernacle saint où Dieu habite ! C'est
vous qu'il faut toucher ; c'est en vous qu'il faut vivre, en vous qui
êtes l'assemblée sainte. Il faut que, comme des grains de blé vivants,
nous tenions chacun par une tige à vous qui êtes l'épi. De même que
toute fleur ou tout fruit tient par un lien visible à la tige qui le
porte, de même que ce lien corporel n'est autre chose qu'un merveilleux
canal par lequel la tige-mère nourrit son fruit de sa substance, de même
l'âme régénérée en Dieu doit tenir à la Mère de grâce, à la Jérusalem
céleste, par un lien réel et vivant, par un canal de grâce qui parte de
son sein et plonge jusque dans l'âme. C'est là ce que l'Écriture sainte
entend lorsqu'elle dit : « Tabernacle divin où j'habite, habitez en mon
peuple, et plongez vos racines dans mes élus. » Par ce canal sacré le
sang divin arrive à l'âme, y incarne et y développe le Verbe.
Mais, ô Vierge des vierges ! tout n'est pas dit. Pour
qu'une âme devienne mère du Verbe selon le mot de l'Évangile: «
Quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma sœur,
ma mère, » il faut plus que ce qui précède. Il ne suffit pas que le
Saint-Esprit ait attiré l'âme déchue ; il ne suffit pas que, l'ayant
rattachée à l'Église, il ait commencé d'habiter en cette âme ; il ne
suffit pas que, versant sa sève en cette âme par le centre de l'unité,
par le cœur de la Mère des élus, il commence à former Jésus-Christ dans
cette âme ; il faut encore que l'âme permette l'accroissement de l'Homme
divin en elle, et n'y détruise pas, par ses crimes, le fruit divin qu'y
forme l'Esprit de Dieu.
C'est
ici surtout qu'est la lutte de la grâce contre le péché et du péché
contre la grâce. C'est ici que l'âme libre peut se relever jusqu'au ciel
par son travail et ses mérites, en nourrissant la lumière en elle, ou
que, la trahissant par le péché, elle peut descendre et retomber jusque
dans les abîmes. Et tout est dans ce mot : l'âme saurat-elle reconquérir
de plus en plus la céleste virginité ? En viendra-t-elle, ô Vierge des
vierges, à ne faire plus qu'un avec vous ?
Saura-t-elle imiter de plus en plus votre céleste état, qui consiste
dans l'anéantissement des foyers de la concupiscence ? Les
réduira-t-elle jusqu'à rien par la force du divin foyer de l'amour,
rentré en elle, ou bien les laissera-t-elle constamment se nourrir
sacrilégement et se gonfler sataniquement de l'esprit même de Dieu et du
sang même de Jésus-Christ ?
O
Vierge des vierges ! aidez cette âme de votre force personnelle ;
obtenez-lui cette haine irréconciliable que Dieu posa dès l'origine
entre vous et la force ennemie ; donnez-lui, comme par le contact de vos
mains et de votre cœur maternel, la pureté qui relève et l'humilité qui
recueille. Obtenez-lui ces deux vertus, et aussitôt l'amour saint
relève en elle la bassesse de la sensualité et baisse en même temps la
méprisable hauteur de l'orgueil. Ces foyers criminels qui épuisent
l'âme, qui partagent notre cœur et en font un cœur double, une vie
doublement fausse, qui tantôt croit monter jusqu'à l'ange, tantôt
descend jusqu'à la bête, ces deux foyers du mal sont comprimés
par la domination de l'amour. La virginité se répare dans cette âme, en
vous, par vous, Vierge des vierges ! La lumière sainte et vraie, le feu
pur et sacré dont la source, se rallume au centre et s'alimente des
forces de l'âme, à mesure que ces forces abandonnent les foyers
d'orgueil et de sensualité, cette lumière et ce feu rentrent en elle ;
l'étincelle grandit en une flamme de plus en plus ardente et lumineuse ;
l'âme, délivrée des foyers ténébreux, conçoit des ardeurs et des
splendeurs croissantes ; l'éclat de l'éternelle lumière la pénètre, la
traverse, l'enveloppe ; la sainte étoile se forme, pour devenir au ciel,
ô Vierge des vierges, une étoile de votre couronne.
Oui,
mon Dieu, j'ai souvent senti dans mon âme, et je dirai même dans mon
corps, ces deux forces fatales qui me ruinent, dont l'une m'abaisse et
dont l'autre m'exalte, dont l'une m'épuise par affaissement et l'autre
par enivrement.
Oh
! que de fois n'ai-je pas senti l'affaissement coupable dans lequel la
vie s'écoule par les sens, ou l'orgueilleux enivrement dans lequel la
vie se dissipe par la tête, comme une fumée ? Mais qu'est ce qui
s'épuise ? C'est le cœur. Le cœur, quand la vie se dissipe ou s'écoule
par les foyers de la concupiscence, le cœur est vide : ses amours, ses
ardeurs, ses élans, son courage et ses espérances, son noble feu, à la
fois purificateur, humble et puissant, parce qu'il est recueilli, tout
disparaît ; il ne reste que les traces du feu, la cendre et la
poussière. C'est le sens de ce mot prophétique : «
Leur cœur n'est plus que cendre ! » Oui, Seigneur, il semble que mon
âme ait pris cette forme : vide au centre, fièvre et flamme aux
extrémités ! Il semble que mon corps et mon âme ne veulent plus quitter
cet état que par la mort.
O
Seigneur, ne serait-ce point pour cela, pour rendre à l'âme et à la vie
humaine une autre forme, que vous avez souffert, que votre tête a été
frappée et couronnée d'épines, que vos mains, que vos pieds ont été
percés ? Oh ! oui, je veux comprendre et aimer la souffrance qui humilie
et purifie, qui abaisse ma tête orgueilleuse et châtie ma chair
sensuelle. Que la vie reflue vers le cœur, s'y recueille, s'y réunisse à
vous, mon Dieu, dans l'unité de l'amour saint !
XVIIe MÉDITATION.
Mère du Sauveur, priez pour nous !
O
Marie, vous êtes la Mère du Sauveur et la Mère du salut. Dieu seul est
le Père du salut, mais vous, ô Vierge sainte, en êtes la Mère.
En
quoi pouvons-nous et devons-nous imiter la Mère du Sauveur ? En ce que
chaque âme, en un sens, doit être mère de son salut. Dieu seul en est le
Père, mais l'âme en est la mère, c'est-à-dire la coopératrice. Dieu a
pu nous créer sans nous, mais il ne nous sauve pas sans nous. Pour
l'œuvre du salut de chaque âme Dieu veut un aide. Cet aide est l'âme
elle-même, sa volonté, sa liberté, ses efforts, son travail, ses
mérites.
Mère
du Sauveur, Mère du salut de tous, priez pour nous, afin que les
chrétiens apprennent de plus en plus, par vous, la nécessité de
l'effort, du combat, du travail, des mérites.
Nous sommes à peine sortis des siècles où nos frères
déplorablement séparés enseignaient à mépriser l'effort de l'homme, son
travail, ses mérites, et où, à force de s'écrier : « Dieu seul et Jésus
seul, » ils oubliaient l'homme, et son libre choix, et ses mérites ;
ils oubliaient la ruineuse puissance du péché aussi bien que l'admirable
puissance de l'effort et des œuvres produites en Dieu.
Quatre
choses se liaient dans leur doctrine pleine de ténèbres : le mépris du
péché comme obstacle au salut ; le mépris des bonnes œuvres comme moyen
de salut ; le mépris de la raison humaine et de la liberté humaine comme
ministres du salut de chacun, et l'oubli de la Mère du Sauveur, Mère du
salut. Ils ne savaient pas que chaque âme est mère de son propre salut,
comme vous, ô Mère du Christ, êtes la mère du salut de tous.
Or
ces doctrines mortelles, dont la plus légère trace, là où elle passe,
éteint la vie, ces doctrines n'ont-elles pas laissé quelque trace jusque
chez les chrétiens fidèles ? La France n'a-t-elle pas vu des docteurs
très-timides, très-réservés à l'égard de votre
culte, ô Marie, et en même temps tres découragés sur la portée de
l'effort de l'homme ? « Restons assis, disaient-ils, dans la bassesse et
les ténèbres de cette vallée de larmes, jusqu'à ce que la lumière
vienne d'en haut. » C'était bien dit ; mais n'oubliaient-ils pas que la
lumière est déjà venue, et que depuis longtemps le Christ nous dit : «
Levez vous et marchez ? » Pourquoi donc ne pas se lever et marcher,
quand Jésus nous l'ordonne ? C'est qu'on oublie que la volonté libre
doit coopérer au salut, que Marie est Mère du salut, que l'âme est mère
de son salut. Les mêmes docteurs, malheureusement très-rapprochés des
protestants, ne supportaient pas la pensée de l'Immaculée Conception.
Ils croyaient que le mal avait infecté l'œuvre de Dieu jusqu'en son
centre, jusqu'à l'âme de la Mère de Dieu, et ils croyaient aussi que le
péché originel avait infecté toute la masse, au point de ne laisser à
l'homme aucune étincelle de raison et aucune trace de liberté. Ils
exaltaient la prédestination de manière à détruire la justice ; ils
glorifiaient la grâce de manière à supprimer la liberté. Ils croyaient
trop au mal ; ils accordaient à l'enfer trop d'âmes, et leur doctrine
découragée augmentait en effet le nombre d'âmes qui refusaient de se
lever et de marcher, parce qu'elles ignoraient le mystère de la Mère du
salut et leurs devoirs comme enfants de cette Mère.
A
mesure donc, ô Marie, que les chrétiens vous connaîtront mieux comme
Mère du salut, et comprendront mieux leur devoir de vous suivre et de
vous imiter, de s'attacher à vous, non-seulement par leur amour et par
leur connaissance, mais encore par leurs actes et leurs efforts,
n'est-il pas manifeste qu'un plus grand nombre correspondra aux grâces
de Dieu ? N'est-il pas vrai que l'âme chrétienne en qui le Christ
commence à se former, par les Sacrements de l'Église, prendra des
sentiments de mère, et en aura les inquiétudes, la vigilance et le
courage ? On comprendra mieux l'un des sens des suprêmes paroles du
Sauveur lorsqu'il proclame la règle du jugement dernier et nous apprend
que les âmes seront glorifiées ou rejetées selon leurs œuvres, ou plutôt
selon l'œuvre unique que voici : J'ai eu faim et vous m'avez nourri ;
j'ai eu soif et vous m'avez désaltéré ; j'ai été nu et vous m'avez
revêtu ; j'ai été faible et vous m'avez secouru. » Qu'est-ce à dire ? En
ce sens vrai et fondamental que nous suivons ici, cela veut dire, comme
l'explique le Sauveur, que c'est lui-même que, comme une tendre mère,
vous avez secouru, revêtu et nourri, toutes les fois que vous avez agi
en mère à l'égard de sa divine naissance dans la moindre des âmes,
c'est-à-dire dans la vôtre, ô chrétiens !
Oui,
cela même est la règle du jugement dernier. Il ne suffit pas de dire : «
Un enfant nous est né, c'est le Sauveur ; » il faut encore, ô âme
chrétienne, vous écrier avec transport : « Je suis sa mère. » C'est à
moi maintenant de veiller, de travailler, d'agir pour lui ; car il a
faim et je dois le nourrir, il a soif et je dois le désaltérer, il est
faible et je dois le porter, il est nu et je dois le vêtir.
Et
que seriez-vous donc, ô âme chrétienne, s'il avait faim et soif et le
laissiez sans nourriture ; s'il était faible et nu et si vous le
laissiez sans soins ? Que seriez-vous dans
l'ordre de la grâce ? Les mères, parmi les hommes, que dis-je ? parmi
les animaux, les mères prennent aussitôt, comme par un infaillible
instinct, toutes les forces, tous les courages, toutes les patiences,
toutes les intelligences de la maternité. Qu'êtes-vous, ô âme
chrétienne, fille de Marie, si vous ne savez pas que vous êtes aussi
mère du Sauveur, si vous ne savez pas ou ne voulez pas prendre pour
Jésus-Christ, en union avec la divine Vierge, la force, l'intelligence,
la vigilance de la Mère du salut ?
Marie,
Mère du Sauveur, priez pour nous ! Chassez des âmes chrétiennes et du
milieu des peuples chrétiens le sommeil, la langueur, la paresse et le
découragement. Puisque le Sauveur est né, levons-nous et marchons.
Veillons et agissons pour l'élever et le faire grandir parmi nous.
Connaissons l'éternel mérite et le divin pouvoir des œuvres opérées en
Dieu et du travail pour Dieu.
O
mon Dieu, je ne veux plus jamais vous dire : « J'attends la grâce,
j'attends la foi ou la « lumière, » car la grâce est déjà donnée. J'ai
assez de grâce, assez de foi, assez de lumière, aujourd'hui même, pour
faire la volonté de Dieu. Et si je fais cette volonté, j'aurai demain la
grâce et la lumière qu'il me faudra pour obéir demain. Oui, Seigneur,
vous donnez le pain quotidien, et vous n'en donnez pas d'avance, par
grande sagesse et grande miséricorde. La première grâce veut une
première réponse. qui est suivie d'une autre grâce, laquelle attend une
nouvelle réponse de l'âme intelligente et libre ; et celui qui travaille
avec la grâce reçue, et l'ait valoir le talent qu'on lui donne, recevra
toujours davantage ; mais la première grâce est donnée depuis longtemps
et suivie de mille autres.
Donc,
ô mon Dieu, je n'ai rien à attendre : j'ai déjà tout. C'est vous qui
m'attendez. Pourquoi mon âme, pourquoi le inonde n'avancent-ils pas vers
la lumière, la justice, la vie, la sainteté, sinon parce que l'homme
attend, lui qui est attendu ? Il y a dans mon âme comme dans le monde
une incessante opération de Dieu qui veut y
naître et y grandir ; mais le germe divin rencontre-t-il souvent ce cœur
actif, généreux, courageux, infatigable, qui caractérise les vraies
mères ? O vous, Mère admirable, priez pour nous ; obtenez-nous l'ardeur,
le courage, l'activité pour Dieu.
XVIIIe MÉDITATION.
Vierge puissante, priez pour nous !
O
Vierge puissante, priez pour nous ! Obtenez un peu de courage aux âmes
si faibles, au genre humain si languissant ; faites-leur connaître votre
puissance, et la puissance que, par vous et en Dieu, chaque âme et
toute l'humanité peuvent obtenir.
Et
d'abord, la puissance propre et principale de l'homme, c'est la
puissance de la prière. « Quoi que vous demandiez en mon nom, dit le
Sauveur, vous l'obtiendrez. Ce mot s'adresse à la société des élus, dont
Marie est la reine. Il est vrai d'une vérité pleine, absolue et sans
exception, que tout ce que la Mère de Dieu, Reine des hommes, demande à
Dieu, elle l'obtiendra. Mais, dira-t-on, c'est là une sorte de
toute-puissance. Sans aucun doute. La Mère de Dieu est vraiment
toute-puissante. La Vierge est toute puissante par grâce comme Dieu
l'est par nature. C'est un axiome théologique : ce qui convient à Dieu
par nature convient par grâce à la sainte Vierge. L'Homme-Dieu, comme
homme, a toutes choses entre les mains, dit l'Évangile. Mais le Christ
et Marie n'ont qu'un cœur et qu'une âme ; ils sont ensemble le cœur et
le principe du monde régénéré, et il est très certain que, tout ce que
ce cœur veut, Dieu le fait, selon cet autre mot de l'Évangile : «
Lorsque deux d'entre vous s'unissent, tout ce qu'ils demandent, ils
l'obtiennent. » A plus forte raison la sainte Vierge, unie à
Jésus-Christ par la plus merveilleuse union, de manière à n'être, en
effet, qu'un cœur et qu'une âme avec lui, obtient-elle, sans exception
possible, tout ce qu'elle demande à Dieu. Eh bien! il faut en dire
autant de toute âme qui, unie à ce cœur du monde, vit dans l'inspiration
de son esprit : tout ce qu'elle demande, elle l'obtient. Dieu ne
l'a-t-il pas dit ? « Je fais la volonté de ceux qui me craignent ; » à
plus forte raison Dieu fera-t-il la volonté de ceux qui l'aiment.
Outre
cette puissance universelle de la prière, donnée à ceux qui vivent dans
l'union de la Vierge puissante, unie elle-même indissolublement à
Jésus-Christ, le premier et le plus important des pouvoirs spéciaux que
reçoit l'âme, c'est le pouvoir de vaincre le péché. C'est à la Vierge
puissante qu'il est donné d'écraser le serpent ; c'est aux âmes qui lui
sont unies qu'il est donné de vaincre le péché. Mais voilà ce qu'il
faudrait croire, ô âme chrétienne, avec une foi inébranlable et une
ferme espérance. Quel que soit le passé de votre âme, son avenir peut
être délivré du mal. Ne dites pas que vous êtes engagé dans la plus
stérile des luttes, et que, depuis un quart de siècle, peut-être un
demi-siècle, votre vie est semblable à la vie de la terre, où le jour
succède à la nuit, la nuit au jour ; que de même, en votre âme, les
retours de la grâce ont beau succéder au péché, le péché à son tour
surmonte la grâce, et, comme par une vicissitude fatale, vous tient sous
une chaîne invisible qui se relâche parfois, mais qui, ce semble, ne se
brise pas. Ne dites pas que vous mourrez nécessairement ainsi, en
essayant en vain de remplir le vase qui se vide ou d'élever sur le saint
édifice la pierre qui retombe toujours au moment où elle allait
atteindre sa hauteur. Ne dites pas que toutes les autres grâces vous
sont données, mais que la persévérance seule vous est refusée, et par
suite le progrès dans le bien, et la croissance en Dieu, et l'espoir de
la vie éternelle. O àme découragée par de continuelles défaites,
relevez-vous ; la Vierge puissante peut tout. Elle, qui répond
parfaitement à la grâce, qui n'a jamais manqué à aucune grâce, peut
changer toute l'issue d'un combat où vous paraissez reculer depuis
longtemps. Encore un généreux effort pour vous attacher à la Mère du
salut, et pour devenir vous-même mère de votre salut et le mériter, car
il le faut ; encore un généreux effort, et certainement vous allez
vaincre ! Vous viviez dans la honte habituelle de plaies invétérées, de
chutes toujours renouvelées ; vous allez vivre dans la gloire du
triomphe, et vous aller, entendre cette étrange parole du Sauveur : «
Celui qui sera vainqueur, je lui donnerai un nom nouveau, et je lui
donnerai puissance sur les nations. »
Qu'est-ce
à dire, mon Dieu, et qu'est-ce que cette puissance sur les nations que
vous donnez aux âmes victorieuses du péché ? Cela veut dire que celui
qui a vaincu le mal pour lui-même commence à le vaincre pour les autres,
et que, uni au Roi des nations et à la Reine puissante qui écrase le
serpent, il devient un de leurs ministres pour le salut des peuples et
pour la guérison de toutes ces races qui couvrent le globe, et dont
l'Écriture dit : « Dieu a fait guérissables les nations de la terre. »
Celui-là y travaille, soit parles œuvres, soit par l'exemple, soit par
la parole sainte, s'il y est appelé, soit par la toute-puissante prière.
Et
n'est-ce pas là, ô Vierge puissante, le don de puissance le plus
inattendu que vous donniez à vos enfants ? Guérir les peuples, changer
le monde ! Et qui nous dit qu'on peut changer le monde ? Est-ce que le
monde ne s'en va pas vers sa décrépitude ? Est-ce que la foi ne s'éteint
pas ? Est-ce que, depuis le commencement du monde,
le genre humain n'est pas comme l'âme pécheresse, qui retombe après
toutes les grâces, et qui ne sait répondre que par des décadences à
toutes les divines impulsions ? Est-ce que l'antique habitude du mal n'a
pas perverti toute la race ? Est-ce que tant de crimes accumulés
ajoutés aux péchés des pères par chaque génération nouvelle,
n'accélèrent pas la chute à mesure que le monde vieillit ? C'est là, ô
âme à peine victorieuse de vous-même par Jésus et Marie, c'est là ce que
vous voulez vaincre et arrêter ! Oui, disent les saints, nous le
voulons, et, si notre Mère le demande, nous le pouvons. Quel chrétien
oserait le nier ? Qui dira que Marie va demander ces choses et qu'elle
ne les obtiendra pas ? Et qui osera soutenir qu'elle ne va pas les
demander ? Ceux qui en doutent ne connaissent pas la Vierge puissante, «
la Vierge encore inconnue jusqu'ici, » comme l'écrit le vénérable
Grignon de Montfort. Et ce saint personnage, dont les lumières et les
vertus éclatent aujourd'hui parmi nous après plus d'un siècle d'oubli,
ajoute : « Je veux montrer que la divine Marie a été inconnue
jusqu'ici, et que c'est une des raisons pourquoi Jésus-Christ n'est
point connu comme il doit l'être. Si donc, comme il est certain, le
règne de Jésus-Christ arrive dans le monde, ce ne sera qu'une suite
nécessaire de la connaissance et du règne de la très-sainte Vierge
Marie, qui l'a mis au monde la première fois, et le fera éclater la
seconde. Aussi Dieu veut que sa sainte mère soit à présent plus connue,
plus aimée, plus honorée que jamais elle ne l'a été. Marie doit éclater
plus que jamais en miséricorde, en force et en grâce, dans ces derniers
temps. Dieu veut la revêtir et la découvrir comme le chef-d'œuvre de ses
mains. Il la réserve pour la formation et l'éducation des grands saints
qui seront sur la fin du monde. « En ce temps-là des choses
merveilleuses arriveront dans ces bas lieux, où le Saint-Esprit,
trouvant sa chère Épouse formée dans les âmes, y surviendra abondamment
et les remplira de ses dons, et particulièrement du don de sa sagesse,
pour opérer des merveilles de grâce. O mon frère ! quand viendra ce temps ? »
Admirable
doctrine qu'il faut comprendre ! Sainte espérance qu'il faut saisir !
Il faut savoir que Dieu, qui, depuis l'origine du monde, et surtout
depuis l'ère chrétienne, ne cesse de combler les hommes de grâces
prévenantes, excitatrices, gratuites, presque imposées et opérées en
nous sans nous, comme lorsque la grâce du Baptême régénère l'enfant qui
l'ignore, Dieu, si l'on peut le dire, attend le moment où l'ensemble de
l'humanité, sortant de l'enfance, comme le demande saint Paul, et
arrivant à l'âge de clair discernement et de vraie liberté, saura
choisir avec plus de sagesse entre la vie et la mort, et saisir avec
plus de force les dons de Dieu. Tout est offert, tout est donné ; mais
l'homme n'a que bien peu compris et employé le don. Jésus Christ se
développe dans l'Église ; mais il n'est pas encore arrivé chez les
peuples chrétiens à l'âge parfait. Non-seulement il n'est pas arrivé à
cette dernière perfection de sa croissance qui sera la consommation des
élus, mais il n'est pas encore arrivé à cette
plénitude de son âge, à ce degré de croissance mystique où il doit
régner sur la terre, en ce temps pour la venue duquel il ne cesse de
faire répéter à l'Église et à chaque membre de l'Église : « Que votre
règne arrive ; que votre volonté soit faite en la terre comme au Ciel. »
Prière fondamentale que presque tous nous avons le malheur de répéter
chaque jour sans y attacher aucun sens !
Aujourd'hui
Jésus-Christ est et opère dans l'Église ce qu'il était et opérait
pendant trente ans près de Marie, attendant l'âge de ses miracles et de
sa manifestation.
Et
jusqu'à quand doit-il attendre, si ce n'est jusqu'aux siècles heureux
où l'Esprit-Saint, trouvant son Épouse bien-aimée, la Vierge, plus
formée dans les âmes, y surviendra plus abondamment et les remplira de
ses dons ? Et de qui dépend ce progrès, si ce n'est des efforts de
l'homme, aidant et acceptant, et conservant plus fidèlement la grâce
déjà donnée, et méritant, comme la sainte Vierge, par elle, par son
secours et son imitation, de porter, d'agrandir Dieu en soi et de répandre sur le monde la lumière éternelle ?
O
mon Dieu ! je comprends pourquoi votre Église, unique ressource des
progrès du monde, n'écoute qu'avec indifférence ou même avec terreur les
prédicateurs du progrès. C'est qu'en effet tous ces apôtres, tels que
nous les avons entendus, prêchent le progrès, mais apportent la
décadence. Ne sait-on pas que l'esprit de mensonge apprend aux siens à
nommer jour ce qu'est nuit, et nuit ce qui est jour, comme le dit la
sainte Écriture ? C'est ainsi que la décadence en ce siècle a été
appelée progrès. Quand on nous parlera de progrès par orgueil et par
enivrement des sens, sachons bien qu'il s'agit du progrès de l'enfer,
c'est-à-dire d'un mouvement retourné, qui descend au-dessous de l'homme,
au lieu d'aller à Dieu. Là, au contraire, où l'on verra croître
l'humilité, la chasteté, la pureté, les vertus virginales, on peut
croire à tous les progrès, progrès de justice,
progrès de charité, progrès de science, progrès de génie, progrès de
liberté, progrès de force dominatrice du monde et ordonnatrice des
nations. Donc l'Église catholique, en provoquant de toute sa force
l'idée, le culte de l'immaculée Mère de Dieu, est la provocatrice
véritable de tout progrès. Oui, Seigneur, je veux le progrès de mon âme
et le progrès du monde. Je veux m'y dévouer, refréner mes passions,
réprimer mon orgueil, vivre humble et pur. Est-ce trop chèrement acheter
la lumière et les vertus croissantes, la vérité, la liberté, la vie,
pour moi d'abord, puis pour mes frères ?
XIXe MÉDITATION.
Vierge fidèle, priez pour nous !
Vierge
fidèle, vous à qui le Verbe incarné a voulu être soumis pendant trente
ans, et qui avez usé de ce trésor de toutes les grâces avec une
perfection et une fidélité qui ouvrait à tous les élus la source de la
vie ; qui fondait et qui dilatait cet indivisible cœur de l'Église,
composé du cœur de Jésus et de votre immaculé cœur ; qui préparait, par
les premiers battements de ce cœur, le genre humain à recevoir la
parole, le sang et l'esprit du Sauveur, ô Marie, vierge fidèle, priez
pour nous, afin que nous soyons fidèles ! Envoyez-nous aussi les
impulsions de votre cœur, afin que les hommes apprennent à recevoir avec
une fidélité toute nouvelle les dons de Dieu, et à user de ces trésors
pour préparer la gloire du règne de Jésus-Christ.
Comprenons
donc enfin que tout dépend maintenant de notre fidélité. Dieu nous a
confié son trésor, c'est à nous de le faire valoir. C'est à nous de
choisir celui des serviteurs de l'Évangile auquel nous voulons
ressembler. Serons-nous ce bon et fidèle serviteur qui fit valoir le
talent confié par le maître de manière à le décupler, ou serons-nous ce
serviteur méchant et paresseux qui enfouit ce talent dans la terre et
l'y laissa dormir ?
Le
genre humain continuera-t il à enfouir dans son sein le trésor du Verbe
incarné, et à laisser dormir jusqu'à la fin son Évangile, sa croix, sa
vie même, et toute la vertu de son sang versé pour nous ?
Le
grand pape saint Grégoire a d'effrayantes paroles sur ce sujet.
Commentant ce passage de l'Évangile où le maître vient, pour la
troisième fois, visiter le figuier stérile, et ordonne à ses serviteurs
de le couper, il s'écrie : « Oui, le maître de la vigne, de nos jours,
vient pour la troisième fois visiter son figuier ; car il est venu
appeler la nature humaine, l'attendre, l'avertir, la
visiter avant la loi, sous la loi, sous la grâce. « Il est venu avant
la loi, parce que, par la raison naturelle, il nous dit ce que chacun de
nous doit à ses frères. Il est venu par la loi nous donner ses
préceptes formels. Il vient, après la loi, par la grâce, donner aux
hommes la présence même de sa divine bonté. Et voici pourtant qu'il se
plaint de ne trouver de fruit dans aucune de ces trois années, puisque
tant de méchants ne se rendent ni à l'inspiration de la loi naturelle,
ni aux préceptes de la loi écrite, ni au miracle de l'Incarnation.»
O
Vierge fidèle ! reine et mère de l'humanité, souffrirez-vous que, par
nos infidélités continuées, nous soyons le figuier stérile qu'aucun
effort de la culture ne rend fécond ? Le genre humain finira-t-il dans
cette stérilité ? Dieu sera-t-il forcé de dire du genre humain ce que le
maître de la vigne disait du mauvais arbre : « Arrachez-le, car
pourquoi occupe-t-il la « terre ? » Ou plutôt, Vierge fidèle, reine et
maîtresse du genre humain, ne direz-vous pas à Dieu même ce que le
jardinier disait au maître : « Seigneur, ayez
patience encore un an ; je vais creuser la terre autour de l'arbre,
engraisser ses racines, et peut-être donnera-t-il du fruit ; sinon vous
l'arracherez. »
Oui,
c'est notre espérance ; oui, de nouveaux efforts de culture peuvent
guérir cette stérilité. Par vous, Vierge fidèle, par votre connaissance
plus lumineuse, par votre imitation, par votre culte plus développé dans
les âmes, l'homme, devenu plus fidèle, peut encore préparer à la terre
les fruits du règne divin. L'homme peut encore faire valoir le talent
sacré, et Dieu, qui, selon l'admirable expression de saint Grégoire,
Dieu qui attend la nature humaine, Dieu peut encore trouver une moisson
sur la terre quand il y enverra ses moissonneurs.
Mais
en quoi donc consistent ces nouveaux efforts de culture à l'égard du
germe divin ? Que sera cette plus abondante fidélité de l'homme à
l'égard du trésor qui est entre ses mains ? Et qu'est-ce que Dieu attend
?
Le trésor, ou le germe divin, c'est le Verbe incarné ; la culture qu'il attend est celle qu'il a demandée
lui-même dans l'Évangile, et qui décide, comme il l'affirme, du salut
de chaque âme et du salut du monde. Il a faim, et veut être nourri ; il
est nu, et veut être vêtu ; il est faible, et veut être porté. Mais en
quoi et comment Jésus-Christ peut-il donc être faible et nu, et souffrir
la faim et la soif ? J'avoue que, s'il ne le disait, ce serait
incroyable, mais il l'a dit : « J'ai eu faim et soif, j'ai été faible et
nu ; et il ajoute : « Toutes les fois que vous aurez fait ces choses au
moindre de ces petits, c'est à moi-même que vous les aurez faites. »
Oui, voilà ce que Dieu attend.
Et
pour parler plus clairement encore, JésusChrist attend que son corps
mystique, qui est l'Église, et, en un sens, le genre humain entier,
comme le dit saint Thomas d'Aquin, il attend que ce corps mystique, qui,
dans un si grand nombre de ses membres, souffre la faim, la soif, la
nudité, la maladie et la captivité, soit, de la part de ceux qui
peuvent, et qui ont la grâce et la force, l'objet d'un culte tout
nouveau. Il veut que nous traitions son corps mystique comme Marie, la
Vierge fidèle, a traité son enfance Oui, le Christ demande à être
nourri, guéri, vêtu, élevé dans les pauvres, dans les malades, dans les
enfants et dans les ignorants. Il demande que l'on ôte les obstacles qui
empêchent sa croissance vers l'âge parfait. Il demande pour lui-même
ces soins et ces travaux. Et pourquoi ? Parce que ces soins et ces
travaux développent les vertus de la Vierge fidèle dans l'âme de celui
qui s'y livre, aussi bien que dans l'âme de ceux qui les reçoivent,
c'est-à-dire qu'ils préparent la croissance du Verbe parmi les hommes.
Il
attend de l'humanité une autre éducation de l'enfance, de l'ignorance,
de la faiblesse, et un autre culte des pauvres. Il attend une autre
éducation de son enfance, un autre culte de sa pauvreté. O Vierge
fidèle, priez pour nous, obtenez-nous la fidélité. Donnez-nous, pour
l'enfance du Verbe, ce cœur de mère qui seul renferme la vraie fidélité.
Soyons mère et servante fidèle de Jésus-Christ Qu'il ne nous arrive
plus jamais d'abandonner ou de négliger son enfance, sa faiblesse, sa
faim, sa soif, sa nudité, sa pauvreté.
Qu'il
ne nous arrive plus jamais d'abandonner le moindre de ces petits qui
souffrent la captivité, soit dans notre âme, soit dans les autres
hommes, en qui le Fils de l'homme nous attend, pour être délivré, pour
grandir, pour régner.
Oui,
Seigneur, je veux entreprendre de nouveaux efforts de culture pour mon
âme, et je veux travailler à de nouveaux efforts de culture pour le
monde. Je l'avoue, je n'ai jamais compris le délaissement où le genre
humain laisse ses pauvres, ses malades, ses mourants, ses enfants. Ses
enfants, il les scandalise ; ses mourants, il les trompe en leur cachant
la mort ; ses pauvres, il les regarde sans les comprendre, sans y voir
Dieu. Mais, grâce à Dieu, ce que je dis ici n'est presque déjà plus vrai
pour les peuples chrétiens. Là où l'esprit de saint Vincent de Paul,
envoyé de Dieu en ces siècles, a pénétré, et il a pénétré partout, ces
efforts de culture, déjà tentés partant de saints, dans tous les siècles
de l'Église, ont redoublé. Un nouveau culte de
l'enfance de Jésus dans les enfants, un nouveau culte de sa pauvreté
dans les pauvres et les malades, se manifeste et attire les hommes. Ces
formes du culte catholique conquièrent les peuples adultes, comme les
splendeurs visibles du culte gagnent les peuples enfants. Courage donc,
sainte piété chrétienne ! Allez toujours de plus en plus fermement vers
le culte de Jésus pauvre, de Jésus enfant, de Jésus captif, de Jésus
malade et souffrant. Ce culte sera la vraie culture du globe, celle que
Dieu bénira, celle qui tirera le monde de sa stérilité morale, et qui
peut préparer aux derniers siècles de la vie des hommes sur la terre une
riche moisson.
XXe MÉDITATION.
Vierge clémente, priez pour nous !
Vierge
clémente, priez pour nous ; apprenez nous comment votre céleste
ressemblance peut se former de plus en plus parmi les hommes ; comment
nous pouvons espérer qu'un plus grand nombre d'àmes arrivent à vos
vertus ; comment les âmes mieux préparées, c'est-à-dire plus semblables à
vous, recevront plus abondamment l'Esprit-Saint, et comment
l'Esprit-Saint, mieux reçu dans l'humanité, peut y développer plus
glorieusement le corps mystique de Jésus-Christ et amener sou règne.
Pour cela, ô Vierge clémente, faites-nous comprendre ce qu'est cette belle vertu. Qu'est-ce que la clémence ?
La clémence, si nous entrons dans le fond du sens et la racine du mot, n'est pas seulement la douceur qui pardonne, c'est aussi la bonté qui se donne : c'est l'âme qui s'incline vers autrui.
Eh
bien ! non-seulement votre âme toute clémente, ô Marie, s'incline vers
les autres âmes, mais encore elle se donne à toutes et se répand sur
toutes. « Marie, nous dit l'Église dans l'office de l'Immaculée
Conception, Marie se donne à tous et cherche à tout remplir. Et de même
que le Soleil de Justice, Jésus-Christ, notre Dieu, fait lever sa
lumière sur les bons et sur les méchants, de même la Vierge sainte,
cette lumière sans vicissitudes, envoie vers tous les hommes les rayons
de miséricorde et s'offre à tous pleine de douceur et de clémence.
C'est-à-dire que la Vierge parfaite imite Dieu.
Il
est nécessaire que Dieu soit, dit saint Thomas d'Aquin, et par
conséquent qu'il soit bon, et par conséquent expansif, et par conséquent
qu'il se donne à quiconque veut le recevoir. » Et le fond de notre
religion, c'est Jésus qui se donne à tous, qui meurt pour tous, qui
vient donner à tous son sang, sa chair, son âme, son esprit, sa
divinité.
Et maintenant le mystère du royaume de Dieu, du progrès de l'Église et du monde, se dévoile à nos yeux.
Voici
Dieu le Père, qui donne tout. Voici Jésus, Roi des hommes, qui donne
tout. Voici la Vierge parfaite, Mère de Dieu, Reine et Mère de
l'humanité, qui reçoit tout et transmet tout. Voici les Saints qui
reçoivent et transmettent des fleuves de grâce. Pourquoi donc la
lumière, la vie, la grâce, l'esprit de Dieu n'arrivent-ils pas à tous,
jusqu'aux derniers, et jusqu'à ceux que le Sauveur appelle : « Le
moindre de ces petits ? »
Évidemment
il ne peut y avoir qu'une raison qui s'oppose à la venue du règne de
Dieu et à ce que Dieu soit tout en tous : il faut que la chaîne des
grâces soit interrompue quelque part. Les flots de lumière et les
torrents de volupté, comme s'exprime la sainte Écriture, partent du
Père, et vont au Verbe, et au Verbe incarné, du Verbe à l'immaculée
Vierge, qui reçoit, renferme, transmet la plénitude des dons. Au-dessous
de la Vierge, les Saints transmettent chacun une large
part du rayon qu'ils reçoivent. Mais au-dessous des Saints commence la
prévarication. Là sont les âmes appelées à la sainteté, mais qui n'y
arrivent pas. Là sont peut-être les plus coupables des âmes, celles à
qui Jésus et Marie donnent beaucoup, mais qui acceptent peu et
transmettent moins encore. Là est interrompue la chaîne des grâces. Là
le soleil et sa lumière sont arrêtés. Et pourquoi ? Parce que ces âmes
ne sont point inclinées vers autrui, elles ne s'inclinent que vers
elles-mêmes ; elles n'aiment pas assez ; elles n'aiment pas d'amour, de
cet amour qui sort de soi et qui se donne, soit à Dieu pour tout
recevoir, soit à autrui pour tout transmettre.
Ces
âmes donc sont dans le corps mystique du Christ des organes qui
arrêtent le sang, des vaisseaux qui ne transmettent pas la vie : mystère
d'iniquité, mystère de l'amour de soi, opposé à l'amour de Dieu et de
l'humanité. Ce sont ces âmes dont parle saint Jacques, qui prient Dieu
avec égoïsme, et qui ne lui demandent la vie qu'afin de l'engloutir dans
leur concupiscence. Ce sont ces préposés, dont
parle l'Evangile, qui s'endorment, qui boivent, qui mangent, qui battent
les serviteurs en attendant le retour du maître.
Et
que manque-t-il peut-être à un grand nombre de ces âmes pour passer du
côté des Saints et traverser ce mur ; pour cesser d'être obstacles et
pour devenir instruments ; pour transmettre la vie et la lumière au lieu
de l'interrompre ? Il leur manque un peu plus de connaissance du
mystère de la Vierge et quelque fidélité à son culte. Il leur manque
d'apprendre de la Mère des hommes à pencher leur âme vers autrui.
L'admirable
prophète Isaïe va nous expliquer tout ceci. O vous que Dieu appelle,
qui vous croyez chrétiens, peut-être pieux et saints, écoutez bien ce
solennel enseignement : « Ils me cherchent, et ils veulent connaître mes
voies ; on dirait qu'ils veulent pratiquer la justice et m'obéir. Ils
m'interrogent sur ma loi, et ils prétendent approcher de Dieu ! Pourquoi
ne nous regardez-vous pas ? demandent-ils à Dieu. Nous nous donnons
beaucoup de peines et vous n'en savez rien !... »
Tel est l'état de ces âmes, et le texte inspiré nous apprend qu'elles
sont dans cette stérilité parce qu'elles restent attachées à
elles-mêmes, et ne savent pas donner, et se fatiguent dans leur égoïsme.
Puis le Prophète ajoute au nom de Dieu : « Voici ce que je demande :
Déliez ce lien d'impiété qui vous lie ; mettez bas ces fardeaux de
désirs qui accablent votre âme ; délivrez ceux qui souffrent ; déchargez
ceux qui sont accablés ; partagez avec ceux qui ont faim ; ouvrez votre
demeure à qui n'a pas d'asile ; revêtez celui qui est nu. Voilà ce qui
fera éclater en vous la lumière et répandra la vie en vous ; voilà ce
qui vous donnera l'auréole de justice et vous recueillera dans les
rayons de la gloire de Dieu.
Vous
invoquerez alors, et Dieu vous écoutera ; vous appellerez, et il
répondra : Me voici. Oui, lorsque vous aurez versé votre âme dans une
âme affamée, lorsque vous aurez transmis la vie à l'âme sans force et
abattue, alors du sein de vos ténèbres jaillira la lumière, et votre nuit profonde se changera en plein midi.
«
Dieu vous donnera la paix, remplira votre âme de splendeurs, délivrera
vos os, et vous rendra semblables au sol fécond arrosé par une source
d'eau vive, par une source qui ne tarira plus » ( Isaïe, chap. LVIII ).
Que
ne peut-on comprendre ces immenses et divines profondeurs, ô Vierge
toute clémente, dont l'âme s'incline vers tous, et se verse dans toutes
les âmes ! Vous qui êtes en effet ce plein midi tout étincelant de
splendeurs, qui êtes cette source vive, toujours intarissable, apprenez
donc aux âmes à comprendre, à sentir et à pratiquer vos vertus, afin de
devenir en Dieu, par vous, lumineuses et intarissables.
Ne
comprendra-t-on donc jamais que toute l'humanité est un ensemble
solidaire, un corps où chaque membre reçoit et doit transmettre ? La vie
veut vivre et circuler. Elle vient à tous ; qui veut l'intercepter la
perd, et qui consent à la perdre la trouve ; et chaque âme, pour vivre,
doit se verser dans une autre âme. Mais quelle est cette autre âme, et
s'agit-il ici des tendresses de l'amour et de l'amitié légitimes ? Non ;
il s'agit ici de cette âme pauvre et affamée, de cet homme, quel qu'il
soit, que Jésus-Christ appelle « le moindre de ces petits. » Il s'agit,
dans tous les sens du mot, de nourrir celui qui a faim, de porter celui
qui est faible, de vêtir celui qui est nu, de délivrer celui qui est
captif. De sorte que, comme l'a dit le Seigneur, il n'y a pour les
hommes qu'un devoir, comme il n'y a qu'une règle du jugement dernier :
servir Dieu dans les pauvres, et prendre soin du Christ dans le culte de
son enfance et de sa pauvreté, dans le moindre de ses petits.
O
Dieu ! manquerons-nous donc toujours et de cœur et de sens ? Ne
comprendrons-nous donc jamais cette manifeste loi de l'infaillible
religion ? Jusqu'à quand un homme quel qu'il soit, recevant de Dieu un
rayon quelconque de la vie, ou la force, ou la jeunesse, ou la santé, ou
la science, ou la foi, ou tout autre don de la grâce, ou seulement l'or
et l'argent, croira-t-il que ce rayon doit s'arrêter à lui et s'enfouir
en lui, et refusera-t-il de comprendre que tout rayon venant de Dieu est une force à transmettre pour la multiplier ?
Jusqu'à
quand ceux qui ont reçu avec quelque abondance quelques dons du soleil
de Dieu verront-ils, sans en être émus, régner sur l'immense multitude
la faim de l'âme, celle de l'intelligence et celle du corps ? Jusqu'à
quand voudra-t-on ignorer que, dans le moindre de ses petits, le Verbe
fait chair souffre et attend ?
Jusqu'à
quand les peuples chrétiens refuseront-ils de croire que le Christ
attend parmi eux, une autre éducation de son enfance, un autre culte de
sa pauvreté, soit daus leur propre sein, soit autour d'eux, chez ces
immenses nations encore assises dans la faiblesse de leur pauvreté
séculaire et dans leur séculaire enfance ?
Quand
saura-t-on que le royaume de Dieu consiste tout entier en ce point
exprimé par le texte sacré : à recevoir et transmettre, afin d'entrer «
dans la justice ? » Recevoir du Père et du Verbe incarné, et de la Mère
de Dieu, quelques rayons pour les transmettre jusqu'au dernier des
pauvres et jusqu'aux plus petits ; continuer ainsi, par désintéressement
et sacrifice, la chaîne des grâces et le mouvement de la lumière ;
recevoir aussitôt de Dieu double lumière et double grâce, pour
transmettre lumière et grâce, d'un cœur toujours plus abondant et
toujours plus ouvert ? Si l'on voulait comprendre ces vérités, et si
l'on en commençait la pratique par le côté le plus facile, la
transmission plus abondante de l'or et de l'argent, afin d'en venir peu à
peu, comme Jésus et Marie, au don des sueurs et du sang, n'est-il pas
manifeste que, peu à peu, les vertus de la Mère de Dieu entreraient dans
les âmes, sa ressemblance s'y graverait, l'esprit de Dieu s'y
verserait, le Verbe s'y développerait, d'abord dans ceux qui donnent,
puis dans ceux qui reçoivent, et le règne de Dieu s'avancerait parmi les
hommes ?
O Vierge très-clémente, qui voyez combien il nous
est difficile de comprendre ces vérités, de les mettre en lumière quand
on les entrevoit, et surtout de les pratiquer ; vous qui connaissez les
obstacles qui empêchent l'âme de recevoir tout ce que Dieu veut lui
donner et de transmettre tout ce qu'elle a reçu, priez pour qu'un nouvel
effort nous rapproche davantage de cette lumière et de cette force ;
priez pour qu'il nous soit donné de parvenir plus près de vous, source
très-pure de la lumière et de la force que Dieu envoie aux hommes ;
priez pour qu'il nous soit donné de connaître l'obstacle qui empêche
l'âme de recevoir tout ce que Dieu veut lui donner et de transmettre le
peu qu'elle a reçu.
XXIe MÉDITATION.
Mère de miséricorde, priez pour nous !
Mère
de miséricorde, priez pour nous ; obtenez-nous la vertu de miséricorde,
c'est-à-dire la pitié du cœur. II n'y a que le cœur pur qui soit
capable de pitié. La miséricorde ne serait pas dans le monde sans votre
cœur immaculé. Obtenez-nous la pureté de cœur poussée jusqu'à l'amour
dans la pitié.
Mère
de miséricorde, quand vous tenez entre vos bras l'Enfant divin qui
porte le monde surmonté de sa croix, vous regardez ce globe surchargé de
douleurs, et vous dites : « Voici mon Fils qui essuiera les larmes de
tous les yeux. »
Jésus
regarde aussi ce globe, et, dit le saint Évangile, il voit les peuples
couchés dans les ténèbres et l'ombre de la mort, abattus, foulés aux
pieds, et dispersés comme des brebis sans pasteur. Il voit et il
embrasse toutes ces douleurs d'un seul regard, et il dit : « Je donnerai
ma vie pour eux ; » et la Mère de miséricorde ajoute : « Je donnerai
mon Fils pour eux. » « Je suis venu apporter un feu sur la terre, dit le
Sauveur, et combien désiré-je qu'il s'allume ! » Ce feu est-il autre
chose, ô Jésus, que le feu représenté par la piété catholique sur ces
images où l'on voit le cœur de Marie, percé d'un glaive, appuyé au cœur
de Jésus, couronné d'épines, et des deux cœurs sortent des flammes ? Ces
flammes sont les flammes de l'amour ; ce sont les flammes de la pitié,
de la pitié portée jusqu'à l'amour et jusqu'au besoin du martyre, à la
vue des souffrances du monde.
Mais
nous, n'aurons-nous donc jamais une seule étincelle de ce feu ? La
pitié cordiale, intelligente, agissante, efficace, enflammée, poussée
jusqu'à l'oubli de soi, dévouée jusqu'à la mort et jusqu'au sang, cette
céleste miséricorde, ô mon Dieu, sera-t-elle une vertu inconnue à tous
les cœurs autres que ces deux cœurs ? Par le progrès de votre
connaissance et de votre imitation, ô Marie, Mère de miséricorde, ce feu
ne s'étendra-t-il pas pour consoler la terre ?
O
Marie, donnez à nos yeux, à notre esprit, à notre cœur, ce regard de
Jésus sur le monde. Habituez-nous à regarder ce globe surmonté de la
croix et porté par Jésus enfant dans les bras de sa Mère. Faites qu'au
lieu d'arrêter nos regards dans la sphère de nos intérêts, dans les
limites de nos personnes, nous apprenions à les étendre au monde entier.
Ce monde est-il trop grand pour votre cœur, ô hommes, ce monde que
Jésus, votre frère, homme aussi, porte d'une main ; ce monde que vos
frères en Adam, les héros de la terre, ont trouvé trop petit pour leur
gloire ? Voici que notre science est sur le point de couvrir notre terre
d'un réseau électrique dans lequel tous les points du globe se
toucheront, et par lequel deux hommes, d'un pôle à l'autre, se parleront
comme s'ils se tenaient par la main ! Et vous croyez que, quand ces
forces inférieures, que récèlent et transmettent les métaux, embrassent
ainsi le monde entier, la force des cœurs, la force sainte que récèle et
transmet l'âme humaine, sera moins étendue, et ne saura jamais
embrasser toute la terre !
Il
y a sur la terre un peuple dont les chefs, en tout temps, regardent le
globe entier. Ils l'étudient et le méditent ; ils cherchent ce qu'on y
peut prendre et quels sont les plus courts chemins qui peuvent lui tout
amener. Et quand un point du monde a été découvert, qui recèle une
richesse quelconque, ils y sont, et ils épuisent ce point du monde pour
grossir le trésor central où ils ont attaché leur cœur. O mon Dieu, n'y
aura-t-il pas d'autres contemplateurs du globe, soit au sein de ce
peuple même, soit ailleurs, qui sauront aussi l'étudier, le méditer,
pour connaître ce qu'il y faut porter, pour savoir ce qui manque à
chaque peuple, à chaque homme, s'il se peut, et par quelle voie et quel
chemin on peut porter à tous la lumière et la vie ?
Voici,
Mère de miséricorde, ce globe devant mes yeux. Dirigez mon regard,
montrez-moi ce qu'il y faut voir ; apprenez-moi, je vous prie, à méditer
le monde.
Et
d'abord je vois ce qu'a vu le Sauveur, les hommes couchés dans les
ténèbres et l'ombre de la mort. Ces ténèbres enveloppent les trois quarts
du globe : les peuples chrétiens ne forment que la cinquième partie de
la population totale de notre terre. Et pourtant les peuples chrétiens
sont les maîtres du monde. Leurs sciences, leurs arts, les miracles de
leurs découvertes, la discipline de leurs démarches, la vigueur de leurs
sociétés leur donnent la force de changer la face du monde quand ils
voudront. Ils n'ont plus qu'à vouloir. En attendant, le reste du genre
humain se décompose dans des vices sans nom, dans les douleurs, les
abaissements, les dénûments, les épouvantables misères, les
inexprimables horreurs de la vie barbare et sauvage. Le meurtre
perpétuel des nouveau-nés, l'esclavage de la femme, l'universelle
impudicité sans nul frein, l'ivresse jusqu'à l'empoisonnement des races,
la paresse jusqu'à la mort, et la rage animale qui déchire, la rage et
la faim réunies pour pousser l'homme à dévorer la chair de l'homme, tels
sont les traits saillants de ce tableau.
Si je regarde maintenant les peuples chrétiens, ce qui m'étonne d'abord, c'est de les voir assister à
l'effrayant spectacle du monde souffrant sans s'émouvoir assez, et sans
chercher, comme le dit la sainte Écriture, à ordonner le monde entier
dans la justice et l'équité. Mais c'est qu'eux-mêmes, ô mon Dieu, sont
bien loin d'être dans votre lumière pleine.
La
lumière descend bien sur eux, mais où sont ceux qui la reçoivent ? Le
peu qu'ils en reçoivent par le dehors les rend maîtres et guides du
genre humain ; mais que ces guides eux-mêmes sont aveugles ! Ils
appliquent surtout la lumière au bien de leur corps, à la domination
physique du globe, et développent la face extérieure de la science, les
arts qui domptent la matière. Leurs faibles vertus relatives sont
surtout des vertus terrestres ; ce ne sont pas des vertus éternelles ;
et la lumière surnaturelle, la vôtre, ô Jésus-Christ, cette lumière
éternelle qui doit guérir la nature humaine et l'élever plus haut, a
déjà guéri quelques plaies, mais n'a pas grandement élevé l'ensemble qui
lui résiste trop encore. Même parmi ceux qui se croient vôtres, ô
Jesus-Christ, chacun dispose surtout de son peu de lumière et de vertu
pour son bien propre. On ne sort pas de soi pour vous servir ; on ne
regarde que sa sphère étroite ; on ne voit pas le monde, et sa misère,
et votre croix. La vertu de miséricorde, la pitié amoureuse ne
s'enflamme pas dans les cœurs renfermés. On voit d'un œil trop sec,
autour de soi, les misères de l'âme et du corps. Loin de penser, par
amour pour les hommes et par amour pour vous, à vous soumettre le monde
entier, qui pense à vous soumettre seulement sa ville ou sa maison ?
Loin
de chercher sur tous les points du globe ce qui manque à chacun, on ne
se tourmente point à guérir les souffrances qui importunent les yeux. On
oublie que la loi ancienne avait dit : « Tu ne souffriras pas, ô
Israël, qu'il y ait dans ton sein un seul mendiant ni un seul indigent. »
Ou bien, si l'on y pense, on croit que Dieu l'a dit aux Juifs, mais ne
l'a pas dit aux chrétiens.
Ce
froid des cœurs, qui ne savent point concevoir les flammes venant du
cœur de Jésus-Christ et du cœur de la Vierge, est la cause des retards du
monde. O Mère de miséricorde, quand parviendrez-vous donc à échauffer
ces cœurs, ces cœurs dans lesquels la flamme veut venir, mais ne vient
pas ; ces cœurs les plus rapprochés du vôtre, après le cœur des Saints,
ces cœurs les plus coupables de tous peut-être, parce qu'ils sont
l'obstacle à l'effusion de la vie, et séparent le ciel, qui se donne, de
la terre, qui voudrait recevoir ?
Je
ne vois presque, dans le spectacle du globe, que ces deux traits ; le
reste est comme indifférent : il y a la masse du genre humain plongée
dans les ténèbres, et il y a, au milieu de cette masse, le peuple
chrétien, éclairé d'une lumière imparfaitement reçue. Quand la lumière
augmentera jusqu'à la flamme, comme dans le cœur du Christ et de Marie,
le feu que Jésus-Christ est venu apporter à la terre fera le tour du
monde en un instant.
Mère
de miséricorde, je veux changer mon cœur. Si je ne puis changer le
monde, je tâcherai du moins de me changer moi-même. Pour que la flamme
s'allume en moi je regarderai souvent, avec Jésus et vous, la face du
genre humain, sur ce globe surmonté de la croix.
Quand je prierai, ce sera en présence de Jésus, de sa Mère, et du globe qu'ils regardent et portent.
Très-décidé
à ne plus croire que rien d'humain me puisse être étranger, je saurai
qu'il y a une science historique nécessaire au chrétien : c'est celle
qui s'enquiert de l'état actuel du globe. Je bénirai la Providence de ce
que déjà cette science peut arriver au moindre enfant du peuple par
l'œuvre simple et admirable de la Propagation de la Foi. J'étudierai
cette science pour la répandre, et je m'efforcerai d'acquérir, de
transmettre et de faire enseigner aux enfants la science du genre humain
souffrant, et souffrant sous nos yeux, avant celle de la curieuse
antiquité.
De
tout mon cœur et de toutes mes forces je propagerai la pitié, et
j'invoquerai chaque jour votre nom, Mère de miséricorde ; je chercherai à
le rendre glorieux. Je tiendrai mon cœur pur, afin que la flamme s'y allume, car la plus légère trace de feu terrestre éteint tout germe de flamme sacrée.
Je
chercherai à bien comprendre comment, s'il y avait jamais eu en vous
trace de péché ou loyer de concupiscence, votre cœur ne serait pas, avec
celui de Jésus-Christ, la source des flammes sacrées qui doivent tout
purifier, et dont Jésus nous dit qu'il attend les progrès.
Je
m'unirai aussi de tout mon cœur à l'esprit de saint Vincent de Paul,
esprit qui est en voie de nous ramener à la foi par la pitié.
Je
n'oublierai jamais cette saisissante leçon trop peu connue, renfermée
dans la vie de saint Vincent de Paul, où l'on voit ce grand saint, tenté
contre la foi pendant trois ans, vaincre cette tentation en se donnant
aux pauvres, et revenir à la foi lumineuse en arrivant à cette pitié du
cœur, à cette intelligence du pauvre, et à cette miséricorde amoureuse
qui constitue son aimable et admirable esprit. En face de ce modèle
encore si près de nous, si vivant parmi nous, je veux demander chaque
jour, et demander à tous mes frères, à quoi sert
le temps et la vie, si ce n'est à faire quelque bien ; à quoi sert la
puissance, à quoi sert la richesse, si ce n'est à ouvrir les voies par
où se répandent sur le monde la vérité et la pitié.
Je
m'efforcerai de comprendre ce qu'il y a d'insensibilité et
d'inintelligence, de malice et de stupidité dans l'habitude où vivent
les hommes de voir tant de ténèbres et de souffrances sans rien
entreprendre de décisif ou de hardi pour la justice et pour la vérité ;
devoir, sans être poussés à les suivre, Jésus-Christ, et les Saints, et
les Apôtres, et quelques ouvriers de Dieu, marcher seuls, armés de la
croix, pour combattre le mal et conquérir la terre à Dieu.
XXIIe MÉDITATION.
Vierge prudente, priez pour nous !
Vierge prudente, priez pour nous, et obtenez-nous la prudence qui connaît l'obstacle et l'évite.
L'obstacle
des âmes, ô Vierge prudente, vous l'avez toujours évité. Jamais vous ne
l'avez laissé surgir en vous, jamais le moindre voile n'a été opposé,
ni à l'entrée de la lumière de Dieu en vous, ni à la transmission de sa
lumière au monde ; car vous avez reçu Dieu même, conou Dieu même par le
cœur, par l'esprit, par le corps, et vous avez transmis au monde cette
lumière incarnée.
Si
l'on avait la science de l'âme, on saurait quel est l'obstacle des
âmes, comment toute âme le porte en elle, excepté l'âme immaculée de la
Vierge prudente. On comprendrait comment il faut se conformer à ce
modèle des âmes pour vaincre l'obstacle à tout progrès.
Essayons d'en comprendre aujourd'hui quelque chose.
Saint
Bernardin de Sienne compare votre immaculé cœur, ô Vierge prudente, «
au foyer d'un miroir ardent où se versent de tous côtés les rayons du
soleil ; ce foyer les recueille, conçoit le feu, et enflamme tout ce qui
l'approche. »
On
ne peut rien dire de plus beau pour faire connaître l'âme immaculée de
Marie, sans tache et sans obstacle, concevant Dieu, répandant Dieu, et
féconde par sa virginité.
Car,
si l'on se demande en quoi consiste la vertu de ces merveilleux miroirs
qui conçoivent le soleil, en renferment et en manifestent l'ardeur, on
sait qu'elle tient à ce qu'ils recueillent en un point unique, en leur
centre simple, tous les rayons du soleil qui les frappent. D'autres
miroirs reçoivent les mêmes rayons, mais ne savent pas les recueillir ;
ils n'ont pas de foyer, pas de centre, pas de point simple où tout soit
ramené.
De
sorte que votre prudence, ô Marie, cette prudence qui transfigure votre
âme dans la lumière, consiste à ramener tous les rayons de la vie que
Dieu donne à l'unité, à la simplicité, comme il est dit de la céleste
Jérusalem, dont vous êtes la Reine et le centre, que c'est une ville où
tout se ramène à l'unité.
Et
je ne m'étonne pas de la souveraine importance de cette simplicité et
de cette unité dans la vie de l'âme, puisque j'entends le Christ
lui-même distinguer par ce caractère le bien et le mal, la vie et la
mort de l'âme. « Si votre œil est simple, dit-il, tout votre corps sera
lumineux, et sa lumière éclatera pour vous illuminer ; mais, si votre
œil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres » (Luc, XI,
34).
Ces
mystérieuses paroles nous donnent la loi du cœur humain, et nous
enseignent qu'il lui suffit d'être simple et un pour concevoir la
lumière et la répandre, et, au contraire, qu'il lui suffit de n'être pas
simple pour être mauvais et n'engendrer que ténèbres.
Mais comment est-ce que notre cœur peut perche
sa simplicité ? Voici ce qu'enseignent les maîtres : « Malheur au cœur
double ! » dit partout la sainte Écriture. C'est ainsi que s'exprime
l'esprit de Dieu sur la duplicité de l'âme, et les plus profonds
docteurs nous décrivent comme il suit la génération du péché. Il y a
dans l'âme, disent-ils, des forces diverses, et il y en a deux
principales : la force active, qui connaît et décide, et qui doit
gouverner ; et la force passive, qui désire, et qui doit être gouvernée ;
et ces forces doivent n'en faire qu'une.
Il
y a en quelque sorte dans l'âme l'homme et la femme, Adam et Eve ; et
comme il est dit, de l'homme et de la femme, qu'ils sont deux en un, de
même ces deux facultés d'une même âme doivent être deux en une.
Il
faut que l'âme soit simple, c'est-à-dire que ses forces demeurent dans
l'unité, afin que tous les dons et tous les rayons de la vie se
recueillent en ce simple foyer. Mais en est-il ainsi ? Non, certes, car
toutes les âmes sont divisées, toutes sont en lutte. Dans toutes la
force passive qui désire se sépare de la force active qui connaît et décide.
Elle s'en sépare et souvent la divise elle-même, et elle entraîne ses
décisions sans entraîner sa connaissance ; elle laisse la raison seule
d'un côté, et emporte dans une même chute les désirs et la volonté. Mais
croit-on que la partie inférieure de l'âme, le désir, ait pu se
soustraire à l'obéissance de la partie supérieure de l'âme si celle-ci
avait su se tenir à sa place ? Non, car sa place était en Dieu, et les
forces de l'âme ne se divisent que parce qu'elles quittent Dieu.
Si
la partie inférieure de l'âme pèche et quitte Dieu par sensualité, la
partie supérieure pèche aussi et quitte Dieu par orgueil. Si l'une
s'abaisse dans ses désirs, l'autre s'élève dans ses présomptions. Aucune
des deux ne reste au centre simple où l'âme pourrait concevoir Dieu. Le
vrai centre de l'âme est vide, et, au lieu de ce centre simple, l'âme
prend ce double cœur maudit par l'Évangile, cet œil mauvais et sans
simplicité, qui rend ténébreuse l'âme entière.
Le
vrai centre de l'âme reste vide, et l'âme, au lieu de ce centre simple,
prend deux foyers qui se divisent la vie. Dans l'un elle emporte le feu
qui la consume, n'étant ni chaste ni lumineux ; dans l'autre elle
prétend emporter la lumière, et n'en emporte qu'un vain reflet, assez
pour nourrir l'orgueil de l'erreur. Puis, de l'affreux mariage du feu
sombre et mauvais et de la lumière vaine, de l'orgueil et de la
sensualité, ne naissent évidemment que les ténèbres et le péché.
Ces deux foyers sont ce que la théologie nomme la concupiscence, source et suite du péché.
Toutes
les erreurs, toutes les douleurs, tous les fléaux et tous les maux
coulent de cette source : c'est là l'obstacle des âmes.
Voilà
ce qu'enseignent les maîtres, appuyés sur la sainte Écriture. On voit
dès lors, ô Vierge prudente, ce qu'est votre âme et ce qu'est la nôtre.
On comprend qu'il n'est pas possible que l'âme de la Vierge très-pure et
de la Mère de Dieu ait été divisée un seul instant et se soit corrompue
en deux foyers, de manière à tourner la vie de Dieu en orgueil ou en
sensualité. Un seul instant de cette affreuse rupture, c'est la perte de
la virginité. S'il y avait jamais eu en Marie péché originel ou
seulement foyer de la concupiscence, si Marie
n'était pas radicalement immaculée, son âme n'était pas vierge, son
innocence n'était plusqu'une innocence réparée comme la nôtre. Mais elle
est au contraire la Vierge unique, et jamais il n'y eut en elle aucune
trace ni de péché ni de foyer mauvais.
Quant
à nous, comprenons bien l'état de notre vie intérieure. Nulle de nos
âmes n'est absolument simple ni absolument vierge. Toutes portent les
deux foyers d'orgueil et de sensualité, mais plus ou moins développés,
plus ou moins éloignés du centre. En toutes la matière du péché ne cesse
de s'engendrer chaque jour et de fermenter sous l'influence même de la
vie.
Quelle
est donc la ressource de l'âme ? C'est de combattre et de lutter
toujours, pour revenir vers sa simplicité qui est sa perfection, ou du
moins pour s'en rapprocher, ce qui serait, ô Vierge très-prudente,
conformer notre âme à la vôtre, revenir à Dieu et à vous, à Dieu par
vous.
Les
maîtres disent, et notamment saint Augustin, que nous portons en nous
Adam et Eve, que l'un est notre foyer d'orgueil et l'autre le foyer de
sensualité. Pourquoi ne dirions-nous pas aussi que nous portons en
nous, au centre, au sanctuaire, la nouvelle Eve et le nouvel Adam,
c'est-à-dire vous et votre Fils en un ? Et certes il doit en être ainsi
dans les chrétiens qui reçoivent le corps de Jésus, son âme et sa
divinité ; en recevant le Fils ils reçoivent aussi la sainte Mère. comme
le disent les docteurs.
Mais
ces deux hôtes divins de notre âme traversent vite nos puissances
inférieures et les cercles extérieurs de l'âme, et ils vont rapidement
au centre où l'âme devrait se trouver recueillie ; ils y vont afin de
nous y attirer et d'y ramener ces deux forces purifiées, l'une par
l'humilité, l'autre par la chasteté.
Ici est véritablement tout le mystère du progrès des âmes.
O
Marie, priez pour nous ! Que le mystère du progrès des âmes par le
recueillement en vous et en votre Fils Jésus-Christ ; que les moyens du
retour à la simplicité puissante, à la féconde
virginité de l'âme, par l'humilité, la chasteté, soient enfin plus
connus parmi les hommes, et que les biens immenses que ce retour
verserait sur chaque âme et sur le monde entier deviennent visibles à
tous les yeux.
XXIIIe MÉDITATION.
Porte du ciel, priez pour nous !
Le
mystère du progrès des âmes n'est pas encore assez connu. Le mystère de
la Porte du ciel n'est pas encore assez dévoilé aux regards même des
chrétiens, même des chrétiens pieux et savants. Tel est du moins l'avis
de deux auteurs, grands l'un et l'autre par le génie ou la sainteté.
Écoutons-les
successivement. Le vénérable Grignon de Montfort, parlant des moyens
d'arriver au vrai culte de la sainte Vierge, à sa conformité, afin de
vivre en Dieu par elle, commence ainsi :
«
La pratique que je veux découvrir est un de ces secrets de grâce
inconnu du plus grand nombre des chrétiens, même des dévots, pratiqué et
goûté d'un bien plus petit nombre encore. »
Et
voici comment il parle de cette pratique. D'abord il établit qu'il
s'agit de combattre et d'éteindre ces foyers de concupiscence, ce
mauvais fond par qui nos meilleures actions sont ordinairement souillées
et corrompues. « Même lorsque Dieu met dans le vaisseau de notre âme,
gâtée par le péché originel et actuel, les grâces et rosées célestes, ou
le vin délicieux de son amour, ses dons sont ordinairement gâtés et
souillés par le mauvais levain et le mauvais fond que le péché a laissé
chez nous ; nos actions, même les vertus les plus sublimes, s'en
ressentent. »
C'est
ce dont il faut nous délivrer ; mais comment ? Ces foyers sont notre
vie ; ils sont la vie de notre âme, telle que nous la faisons. C'est
précisément, continue notre auteur, que le secret de la vie véritable,
de la vie à venir, de la vie telle que Dieu veut la
donner, c'est la mort à nous-même, cette mort nécessaire et féconde dont
parle saint Paul lorsqu'il s'écrie : « Je meurs chaque jour ; » cette
mort que demande Jésus-Christ quand il enseigne qu'il faut renoncer à
soi-même, haïr sa vie. « Quiconque, dit le
Sauveur, tient à la vie la perd, et qui consent à la perdre la trouve »
(Luc, XVII, 33). N'est-ce pas visible ? Pour trouver cette vie véritable
et parfaite que Dieu cherche à verser au centre de notre âme, en ce
centre créé pour le concevoir, en ce centre où le Verbe incarné ne cesse
de nous appeler, et d'où nous écartent sans cesse l'orgueil d'Adam et
la sensualité d'Eve, double foyer d'orgueil et de concupiscence, il faut
évidemment renoncer à cette vie double d'orgueil et de sensualité ; il
faut mourir à cette vie habituelle pour trouver la vie inconnue. Mais
encore, comment mourir ainsi ? Quel est le secret de cette pratique ? Le
voici, selon ce vénérable auteur.
Il
faut un point d'appui pour mourir, pour passer d'une vie à une autre ;
il faut, en quelque chose, s'appuyer déjà sur la seconde pour pouvoir
quitter la première. Eh bien ! voici la source de la vie nouvelle :
c'est la sainte Vierge et son Fils enfant au centre de votre âme, en ce
centre où vous-même n'êtes pas. Vous, vous êtes et vous vivez dans ces
foyers mauvais, à distance de ce point virginal
qui est au centre, où Dieu veut être conçu par vous. Rentrez en vous.
Venez au centre par le recueillement et le renoncement. Cédez à l'intime
attraction de Dieu, par l'intercession de la sainte Mère de Dieu, et
cet attrait rapprochera les foyers de votre âme vers le centre, les
purifiera en les rapprochant, les rapprochera en les purifiant, et
ramènera de jour en jour votre âme à la simplicité, à mesure qu'elle
mourra chaque jour, comme saint Paul.
Mais encore, le secret de cette mort, où est-il ? Comment faire pour mourir ainsi ?
«
Il consiste, dit notre pieux auteur, à se donner tout entier à la
sainte Vierge pour être tout entier à Jésus-Christ par elle ;
c'est-à-dire qu'il faut lui donner notre corps avec tous ses sens et ses
membres ; notre âme avec toutes ses puissances ; nos biens extérieurs,
présents et à venir ; nos biens intérieurs et spirituels, qui sont nos
mérites, et nos vertus, et nos bonnes œuvres, passées, présentes et
futures, et cela sans aucune réserve, et cela pour l'éternité.
C'est
là se consacrer et se sacrifier volontairement à Jésus-Christ par la
sainte Vierge, par un acte qui n'est autre chose qu'une parfaite
rénovation des vœux du baptême. Or le baptême, dit saint Paul, nous
ensevelit dans la mort avec le Christ.
Le
renoncement complet est la mort volontaire que Dieu demande et dont
Jésus a dit : « Celui qui ne renonce pas à soi-même, et ne porte pas sa
croix, ne peut pas être mon disciple ; et ailleurs : Celui qui ne
renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut pas être mon disciple; et
ailleurs : Celui qui, comme un grain de froment mis en terre, ne meurt
pas, celui-là demeure seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruits, il
devient un épi. »
Ainsi
ce grand secret qui peut nous faire passer à l'autre vie en ce
recueillement où l'on conçoit Dieu, c'est le don de soi-même à
Jésus-Christ, qui est au milieu de nous, par la Vierge, qui est au
centre de notre âme.
Mais les mêmes choses vont nous être expliquées autrement.
Bossuet,
parlant de ce secret qui nous fait parvenir à la Porte du ciel,
c'est-à-dire à vous, ô Vierge sainte, la nomme une porte qui, tout
ouverte quelle est par les Saints depuis les premiers siècles de
l'Église, n'est peut-être pas encore assez connue des savants, et il
prie Dieu , que, devenant tous aussi petits que des enfants, comme
Jésus-Christ l'ordonne, nous puissions entrer une fois par cette porte,
afin de pouvoir ensuite la montrer aux autres plus sûrement et plus
efficacement. »
Et
quelle est cette porte, ou du moins quel est l'acte qui nous y mène,
car la Porte du ciel est connue par son nom de tout chrétien ? C'est la
sainte Vierge, Mère de Dieu ! Quel est cet acte qui nous mène à elle ?
C'est, dit Bossuet, l'acte de véritable simplicité, ou l'acte d'abandon.
« Cette vraie simplicité, dit-il, nous fait vivre dans une continuelle
mort et dans un parfait détachement. On ne l'obtient que par une
parfaite pureté de cœur, et par la vraie mortification et le mépris de
soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s'humilier, et de mourir à
soi, n'y aura jamais d'entrée ; et c'est aussi d'où vient qu'il yen a
si peu qui s'y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter
soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses et on se prive de
biens incompréhensibles. »
Faute
de vouloir se quitter soi-même on reste en effet dans le double foyer
de concupiscence, avec l'orgueil d'Adam et les faux désirs d'Eve, et
l'on n'arrive jamais au centre, à l'unité, à la simplicité , au point où
est la Vierge qui conçoit Dieu.
Ailleurs Bossuet s'écrie:
«
faites-moi trouver cet acte, ô mon Dieu, cet acte si étendu, si simple,
qui vous livre tout ce que je suis, qui m'unisse à tout ce que vous
êtes. O Jésus, je suis à vos pieds ; faites-le-moi trouver cet un
nécessaire. Tu l'entends déjà, âme chrétienne ; Jésus te dit dans le
cœur que cet acte est l'acte d'abandon, car cet acte livre tout l'homme a
Dieu, son âme, son corps, tous » ses sentiments, tous ses désirs, tous
ses membres, toutes ses veines avec tout le sang qu'elles renferment. Tout vous est abandonné, ô Jésus ! « faites-en tout ce que vous voudrez. »
Or
croit-on que l'ardente prière d'une âme qui se donne à Dieu tout
entière par sa pleine volonté, qui s'offre elle-même, et tout ce qu'elle
possède, à Dieu par Jésus-Christ, à Jésus-Christ par la Mère de Dieu,
croit-on qu'une telle prière restera vaine, qu'une telle offrande ne
sera pas reçue ? Et qui donc inspire ce désir, si ce n'est Dieu lui-même
? Et qui donc s'est donné à nous le premier, si ce n'est Dieu fait
homme, Dieu porté dans les bras de sa Mère et venant au milieu du monde
et au milieu de l'âme, où, depuis tant de jours, d'années, de siècles,
il attend le monde et chaque âme ?
Vous
avez donc là un secret qui n'était pas assez connu, quoique l'Église ne
cesse de l'annoncer, un secret certain pour passer de la terre au ciel
et de la vie mauvaise et divisée à la vie simple et sainte. Vous avez le
moyen d'ôter l'obstacle, de vaincre la duplicité du cœur, la division
des forces humaines et la perversité de ce double foyer d'orgueil et de
sensualité qui nous tient écartés de Dieu. Ce
grand acte nous remet dans ce sanctuaire où les rayons de la face de
Dieu viennent, comme au foyer d'un miroir ardent, allumer les saintes
lumières et le feu sacré. pour se répandre sur le monde, du sein de
cette âme devenue aussi mère de Dieu.
Qu'est-ce que cet acte, sinon, comme le dit saint Jean, cet amour parfait, cette parfaite charité qui bannit la crainte ?
Tout
disparaît devant cet acte, qui renferme par conséquent toute la vertu
de la contrition et celle du sacrement de Pénitence, dont elle emporte
le vœu.
Tel est le mystère du progrès des âmes.
Pouvons-nous
espérer, ô Vierge sainte, Porte du ciel, qu'un plus grand nombre d'âmes
entreront dans cette voie du progrès, et pratiqueront ce qu'il faut
certainement appeler la loi de la vie ? Peut-être que, si l'esprit la
connaissait mieux, la volonté s'y soumettrait mieux. Peut-être que, si
l'on connaissait la nature de la mort chrétienne et
le fruit du renoncement complet en vous, eu Jésus-Christ ; si l'on
savait que la lumière, la joie, la paix, la vie croissante, tous les
dons de l'esprit de Dieu en sont les fruits ; si l'on savait que ce
renoncement consiste à quitter la misère pour trouver l'infini ; si,
pénétrant dans les profondeurs du mystère, on y voyait le nécessaire
procédé de la vie, l'unique et merveilleux passage de l'âme à Dieu et de
la vie du temps à la vie de l'éternité ; si l'on savait que les
derniers mystères de la sagesse et de la science sont enfouis comme des
trésors dans cette loi sainte et sa divine pratique ; si l'on savait que
cette voie de la terre au ciel est très-courte, comme l'enseignent les
Saints ; que le ciel, par ce côté, est bien près de la terre, et qu'il
descend secrètement sur terre, dès cette vie, par cette porte que vous
êtes, ô Marie, pour tous ceux qui la savent chercher ; peut-être,
dis-je, un plus grand nombre d'hommes s'efforceraient de ce côté, et,
attirant en eux le ciel, hâteraient la venue du royaume de Dieu,
c'est-à-dire l'accomplissement de la volonté de Dieu en la terre comme
au ciel.
XXIVe MÉDITATION.
Marie, notre Mère, priez pour nous !
Marie,
notre mère, mère des élus et mère des hommes, obtenez-nous d'entrer de
plus en plus profondément dans le mystère de votre maternité à notre
égard ; montrez-nous comment vous nous avez enfantés à la vie, et
comment nous pouvons mériter d'être appelés et d'être en effet vos
enfants.
Il
y a en Dieu, dans l'ordre de la Rédemption, deux degrés de paternité :
celui par lequel il engendre de la sainte Vierge son Fils unique, réel
et naturel, l'Homme-Dieu ; et celui par lequel il adopte les hommes en
Jésus-Christ, comme frères et cohéritiers de Jésus.
Ces
deux degrés de fécondité se trouvent dans la sainte Vierge. Elle aussi
est véritablement mère, par nature, du Fils unique de Dieu, de
l'Homme-Dieu ; mais, en outre, elle est mère, par adoption, de tous les
hommes et surtout de tous les élus.
Comment
et quand la Vierge Marie est-elle devenue Mère du Christ ? Nous le
savons : c'est lorsque l'ange la salua et lui dit : « Le fruit de vos
entrailles est béni. » En ce moment elle a conçu du Saint-Esprit le Fils
unique de Dieu. Ne nous lassons pas de répéter que sa pureté radicale,
absolument immaculée, est, du côté de l'homme, le principe de
l'Incarnation. C'est, dit saint Chrysostome, parce que la Vierge avait
un degré de chasteté supérieur à celui de toute nature humaine, c'est
pour cela qu'elle a conçu dans ses entrailles le Seigneur Jésus-Christ.
Il y a une corrélation admirable entre la maternité divine et la pureté
immaculée.
Mais
quand donc et comment Marie est-elle devenue notre mère ? Marie a
enfanté tous ses fils adoptifs au milieu des douleurs du Calvaire, au
moment où Jésus lui dit, du haut de la croix : « Femme, voici votre
fils, » et au moment où il dit à saint Jean : « Celle-ci est votre mère.
» Tous les Pères de l'Église reconnaissent que ces mots
adressés à saint Jean, s'adressent par le Christ à tous les élus. Et
quant à cette suprême parole : «Femme, voici votre fils, » bien des
théologiens affirment que c'est cette parole même qui fit naître de Dieu
et de Marie, par adoption, mais par une adoption efficace et réelle,
tous les élus. Saint Pierre Damiens va jusqu'à dire que le mot : «
Femme, voici votre fils, » eut l'efficacité toute-puissante du mot qui
consacre le pain et le vin, et qui en fait le corps et le sang de Jésus.
Les hommes, fils de la terre, étaient le pain et le vin ; par ce mot : «
Celui-ci est ton fils, » Jésus les consacre tous, et fait de ce pain et
de ce vin sans valeur ses propres frères, les propres enfants de Marie ;
ou plutôt il en a fait son propre corps mystique, son propre sang ;
car, dit admirablement Origène, Jésus a dit : "Celui-ci est ton fils,"
et non pas : Celui-ci est aussi ton fils. Il a réellement voulu dire :
Celui-ci, ce fils adoptif, est ce même Jésus que tu as engendré. Car les
élus de Dieu, comme saint Paul, doivent pouvoir dire : « Ce n'est plus
moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » C'est ainsi que Jésus
nous a faits membres de son corps, nous a rendus participants de la nature divine, nous a rassemblés tous en un seul corps qui est le sien.
Oui,
en ce moment solennel il y a eu consécration des hommes, c'est-à-dire
que les fils de la terre, les fils d'Adam sont devenus enfants de Dieu.
En ce moment se prononçait au sein de l'histoire la parole souveraine
qui a dit à l'humanité nouvelle, créée en Jésus-Christ et en Marie, la
seconde Eve : "Croissez et multipliez."
En
ce moment l'action souveraine et plus que créatrice, qui non-seulement
répare, mais qui encore élève la création de l'ordre naturel à l'ordre
surnaturel ; qui fait comme sortir de soi la nature, afin de la porter
dans l'infini de Dieu ; en ce moment l'éternelle action, l'éternel
sacrifice, dont le sacrifice quotidien de l'autel est la continuation, a
été consommé.
De tous les points du temps c'est le plus solennel.
En
ce moment Dieu a donné son Fils unique pour le salut du monde. C'est
l'instant même où s'accomplit le mot : « Dieu a tellement aimé le monde
qu'il a donné son Fils unique. » En ce moment aussi, la Vierge,
volontairement unie au sacrifice, donnait plus que sa propre vie, et les
Pères lui ont appliqué ce que Jésus a dit de Dieu : « Elle a tellement
aimé le monde qu'elle a donné son Fils unique. » En ce moment Marie,
unie au prêtre, qui est Jésus, et devenue prêtre avec lui, acceptait et
offrait ses douleurs. Et ces douleurs sont celles de notre enfantement.
Il est certain, dit un savant auteur, d'après saint Bernardin de Sienne,
que Marie, par sa coopération amoureuse au mystère de la rédemption,
nous a, sur le Calvaire, véritablement enfantés à la vie de la grâce ;
que, dans l'ordre du salut, les douleurs de Marie, comme l'amour du Père
éternel et les souffrances de son Fils, nous ont donné naissance à
tous, et que dans ces précieux moments Marie est devenue rigoureusement
notre mère, par l'immensité de son amour et la générosité de son
martyre.
Oui,
pour le seconde fois la Vierge conçut alors sous le pouvoir de la
parole de Dieu, au moment où Jésus prononçait ces mystérieuses paroles
: « Femme, voici votre fils. » Marie tout à coup sentit ses entrailles
s'émouvoir, son esprit tressaillir, et son cœur s'ouvrir, pour l'Église,
à toutes les tendresses comme à tous les devoirs de la maternité. »
Et
de même que, pour la première naissance du Christ en sa chair, Dieu
demanda le consentement de la nature humaine dans Marie, de même, pour
cette seconde naissance du Verbe en ses élus, Dieu voulut encore le
plein consentement de Marie. Elle est mère des élus, mère des hommes,
parce qu'elle a voulu toutes les douleurs de ce cruel enfantement ; il
lui a fallu sacrifier son Fils unique, afin qu'il ne fût plus unique, et
que cette divine parole de Jésus fût accomplie : « Si le grain de
froment, mis en terre, ne meurt pas, il reste seul ; s'il meurt, il
porte beaucoup de fruits. » En acceptant et en voulant pleinement cette
mort pour son Fils et pour elle, ce qui est, après le sacrifice de
Jésus-Christ, le plus étonnant sacrifice qu'une âme humaine ait jamais
fait, elle mérita de faire multiplier le grain de froment, et de
réaliser ces autres paroles prophétiques : « Ton sein est une gerbe
d'épis. » Et pour ce qui est de saint Jean, qui représente toute cette
filiation nouvelle, il obtint le premier cet héritage, dit saint
Cyrille, et devint fils de Dieu et de Marie, par la virginité et par sa
proximité de la croix. Virginité, proximité de la croix, mort sur la
croix, sacrifice, en un mot, voilà la cause de la filiation des hommes
en Dieu. Quand donc les hommes et les chrétiens comprendront-ils la
sainte et surnaturelle fécondité du sacrifice ? Quand verront-ils dans
le sacrifice, dans la croix qui en est le signe, qui est le signe du
chrétien, quand verra-t-on, je ne dis pas dans le sacrifice sanglant qui
est la forme du sacrifice dans cette vallée de larmes, mais dans le
sacrifice en son essence, la loi suprême et universelle de la vie, ou
plutôt le mouvement même de la vie en Dieu et de la vie croissante en
Dieu ? Comme on voit, dans un jour fécond de printemps, croître les
plantes visiblement sous l'électricité qui descend d'en haut ; comme on
voit leurs veines délicates se recueillir et se dilater tour à tour sous
les élans de l'esprit de la nature qui les
développe, et comme ces deux mouvements sont aussi nécessaires à leur
croissance que les deux mouvements du cœur sont indispensables à la vie
de nos corps ; comme il est vrai que rien ne peut être agrandi sans
s'être recueilli, que rien ne peut être élevé sans avoir été humilié, et
qu'on ne peut recevoir la vie, dit le Sauveur, sans avoir consenti à la
perdre ; comme il est vrai qu'on ne peut entrer dans l'infini de Dieu
qu'en sortant de soi-même et s'anéantissant sous l'infini de Dieu ;
comme cette grande loi s'étend non-seulement à la vie et à la croissance
des corps, non-seulement à la vie et à la croissance des âmes, mais à
la vie logique de la pensée, espérons qu'un jour et bientôt, par Marie
notre mère, en présence de Jésus en croix, l'idée du sacrifice pénétrera
l'esprit humain, pour ouvrir à la science une ère nouvelle, et surtout
pour ouvrir aux âmes, aux cœurs et aux courages des hommes une ère
nouvelle de dévouement.
O
notre Mère ! ce sera là la grande merveille du progrès de votre
imitation, qui est la condition et le commencement de l'imitation de
Jésus. Votre connaissance et votre imitation, augmentées dans l'Église,
augmenteront parmi les hommes ce qui les lie à vous, la virginité et la
proximité de la croix. Et ces deux choses, qui ne sont qu'une, nous
mériteront de plus en plus votre maternité et la fraternité de
Jésus-Christ. Unis à vous sur le Calvaire, les hommes consentiront
davantage à la mort. Éclairés sur la mort, ils quitteront cette
servitude dont parle saint Paul, sous laquelle la crainte de mourir nous
tient tous pendant toute la vie. Ils seront libres. Au lieu de marcher
tout courbés et abattus dans leurs frayeurs, ils seront droits ; ils
regarderont le ciel en effet, et se joueront des sacrifices qui
glorifient Dieu et unissent les hommes. Ils seront frères en vous, ô
notre Mère ! et en Jésus notre frère incréé. Ils seront membres d'un
seul corps, et par le sacrifice ils s'uniront en un même pain, en un
même vin, comme les grains broyés du froment et les grains de la vigne
pressés ensemble. Ce pain, ce vin sera celui de la consécration, le pain
sacré, le vin nouveau du royaume de Dieu. Là on saura que, la vie,
c'est, de la part de l'homme, une offrande continue, un perpétuel
sacrifice de soi-même, auquel répond, de la part de Dieu, un torrent de
gloire éternelle.
XXVe MÉDITATION.
Santé des infirmes, priez pour nous !
Apprenez-nous
donc, ô Marie, quels sont les biens incompréhensibles dont on se prive
en refusant d'aller à vous par le renoncement complet, et quels sont les
trésors de vie, de joie, de lumière, de bonheur, que les hommes
pourraient attendre, dès cette vie, s'ils savaient mourir à eux-mêmes
pour se donner à vous, et vous trouver, Porte du ciel.
Et
d'abord, pour commencer par ce qu'il y a de moindre, quelles
bénédictions les hommes n'attireraient-ils pas sur leur corps s'ils vous
servaient, ô vous qui êtes la santé des infirmes !
Quelle
est la principale prière que l'Église, ô Marie, adresse à Dieu par vous
? quelle est la prière qu'on peut appeler l'oraison de la Vierge ? La
voici : « Donnez-nous, ô mon Dieu, à nous qui sommes vos serviteurs, la
grâce de la santé dans l'âme et dans le corps, et par la très-glorieuse
intercession de la bienheureuse Marie, toujours vierge, délivrez-nous de
la tristesse présente, et donnez-nous l'éternelle joie.
Si
l'on comprenait cette prière, et ce qu'est la santé venue de Dieu et
donnée à Dieu ! Mais non. Les hommes négligent leur corps comme tout le
reste. Ils n'ont pas même assez de vertu pour conserver leur corps,
auquel cependant ils tiennent tant ! Ils vivent dans l'esclavage des
passions qui les tuent ! Les hommes ne meurent point, ils se tuent ! Ils
diminuent la vie humaine, la force humaine et la beauté humaine, et la
transmettent toujours diminuée. Frappés par le péché présent
d'innombrables plaies corporelles, de coups visiblement portés par leurs
passions, les plus savants ne savent même pas reconnaître cette cause
des maux du corps. On attribue à toutes les causes les souffrances et
les maladies, excepté à la cause première et principale, et l'on cherche
partout le remède, excepté à la source même de la vie.
Ne
viendra-t-il donc pas un temps, ô Santé des infirmes, où les malades
sauront aller, par vous, à la source même de la vie, et où ceux qui
possèdent la force sauront vous la donner, pour que vous la gardiez et
la retrempiez dans sa source !
Or,
en parlant de ce secret du culte de Marie, qui consiste à se donner à
Marie tout entier, que nous disent ceux qui nous enseignent cette
touchante et puissante pratique ? Donnez-lui, disent-ils, donnez, à
Celle qui est la santé des infirmes, votre corps avec tous ses sens et
ses membres. Et Bossuet, en parlant de l'acte qui régénère tout l'homme,
ne dit-il pas que : « Cet acte livre tout l'homme à Dieu, son âme, son
corps, toutes ses pensées, tous ses sentiments, tous ses désirs, tous
ses membres, toutes ses veines avec tout le sang qu'elles renferment,
tous ses nerfs, jusqu'aux moindres linéaments, tous ses os et jusqu'à
l'intérieur, jusqu'à Ia moelle ! »
Que si cet acte offre en effet à Dieu tout le corps si pleinement, croit-on que Dieu ne l'acceptera pas pour le bénir et le retremper dans sa source ?
Que
ceux qui sont malades et languissants essayent, avec une foi pleine ?
d'offrir aussi leur corps à Dieu par Marie, en récitant l'oraison de la
Vierge ; qu'ils offrent leur corps sans réserve, pour la vie ou la mort,
pour la souffrance ou la santé ; qu'ils l'offrent tout entier, dans le
détail que Bossuet n'a pas craint d'en donner ; qu'ils recueillent en
quelque sorte, par je ne sais quel effort de prière, tout ce détail de
leur corps dans son centre, qui est le cœur, afin d'offrir à Dieu, à sa
bénédiction et au souffle de son Saint Esprit, ce cœur physique, en même
temps que le cœur de l'âme ; qu'ils cherchent, par un ardent élan, un
instant d'unité de leur corps, de leur âme et de Dieu, qu'ils essayent
cette offrande au moment du sacrifice du matin ! Je ne crois pas trop
dire en affirmant qu'un très-grand nombre de malades, que rien n'aurait
guéris, trouveront la santé dans cette offrande de tout leur corps à
Dieu, par Celle qui est la Santé des infirmes.
Pour
ne pas parler des miracles et des grandes guérisons subites qui certes
ne manquent pas sous nos yeux, quand donc ceux qui se croient savants
commenceront-ils à compter l'âme parmi les forces qui agissent sur le
corps ? Quand donc sauront-ils que, si l'âme, séparée de Dieu par le
péché, est une force épuisée, isolée de la source des forces, unie à
Dieu, c'est un courant puissant, un fleuve de vie, qui pénètre le corps
entier jusqu'à ia moelle des os. Eh quoi! vous voyez de vos yeux que,
pour dompter la terre inerte, l'espace et la distance, les plus grandes
forces ne sont point la matière elle-même, ni le fer, ni l'airain, mais
le feu et l'électricité, et vous ne comprenez pas encore que, pour
maintenir dans la vie le corps vivant, la force principale c'est Dieu,
c'est la prière, c'est l'âme !
Que
s'il en est ainsi dans l'ordre purement naturel des forces du corps,
que sera-ce du chrétien nourri des sacrements de Dieu ? Que sera-ce du
chrétien en qui vous venez, ô Marie, lorsque le Christ donne à nos corps
son sang, sa chair et sa divinité ! Car, comme le disent les Saints, celui
qui reçoit la chair du Christ reçoit aussi la vôtre, car la chair du
Christ est la vôtre. Et si c'est vous qui avez donné cette chair
vivifiante au Verbe incarné, n'étes-vous pas alors en effet la Santé des
malades ? Quand le prêtre communie à la messe, quelle est la dernière
prière avant la communion : « Que la réception de votre corps, ô
Seigneur Jésus-Christ, que j'ose prendre malgré mon indignité, ne soit
pas ma condamnation, mais que, par votre grâce, ce soit la force de mon
âme et de mon corps, et le remède à tous mes maux. »
Que
ceux qui croient se demandent comment il est possible que cette chair
vivifiante, entrant dans l'homme, ne guérisse pas plus souvent son corps
en même temps que son âme, sinon parée que l'homme ne répond que trop
rarement aux deux questions que le Christ adresse à ceux qu'il veut
guérir : « Pouvez-vous croire, et voulez-vous être guéris ? » Ceux qui
croient à la présence réelîe comprennent que, si la foi était plus vive,
te chair du Christ opérerait bien plus souvent ce que Jésus disait à
ses disciples. Allez, guérissez les malades et ressuscitez les « morts. »
Oh
! si l'on connaissait la toute-puissante ressource que porte en lui
l'homme qui reçoit le corps du Christ, l'homme en qui vient ce sang
immaculé et vivifiant, qui est le vôtre, ô Marie, Mère de Dieu, en même
temps que celui de Jésus ! Si l'on savait le mystère de régénération, de
résurrection corporelle, qui s'opère en cet homme, par la Vierge qui
conçoit Dieu, et par Dieu conçu en Marie et habitant le centre de cette
âme ! Je ne l'oserais dire, si un autre ne me prévenait ; mais écoutons
Bossuet sur cet admirable secret : « Si je vous dis, chrétiens, que
Jésus sortant dit sépulcre est un gage de notre résurrection, je vous
dirai une vérité qui n'est ignorée d'aucun fidèle. Mais si j'ajoute à
cette doctrine que ce grand et divin ouvrage se commence dès à présent
dans nos corps mortels, vous en serez peut-être surpris, et vous aurez
peine à comprendre que, durant ce temps de corruption, Dieu avance déjà
dans nos corps l'ouvrage de leur bienheureuse immortalité. Mais écoutez, terre
et cendre, et réjouissez-vous en Notre Seigneur ! Pendant que ce corps
mortel est accablé de langueurs et d'infirmités, Dieu jette déjà en lui
les principes d'une consistance immuable ; pendant qu'il vieillit, Dieu
le renouvelle ; pendant qu'il est tous les jours exposé en proie aux
maladies les plus dangereuses et à une mort certaine, Dieu travaille par
son Esprit-Saint à sa résurrection glorieuse.»
N'est-ce
pas là la pensée de saint Paul lorsqu'il prononce cette étonnante
parole : « Glorifiez Dieu et portez Dieu dans votre corps ? »
O
pauvre malade qui souffrez, peut-être depuis de longues années, voilà
votre ressource ! Au fond de votre être, dans les racines de votre corps
et de votre âme, Dieu travaille par son Esprit-Saint à la résurrection
de votre corps, il commence l'ouvrage de son immortalité bienheureuse ;
il y jette dès à présent les principes d'une consistance immuable. Tout
cet ouvrage s'opère en vous par la force et le sang de Celui qui est le
second Adam, cause de la vie, comme l'ancien est cause de la mort.
Pendant
que l'œuvre du premier Adam, la maladie, la mort, se continue en vous,
le second Adam vivifiant commence la sienne. La seconde Eve, mère de la
vie, opère en vous ; dès à présent vivent dans votre corps ces principes
d'une consistance immuable. C'est une ressource toute puissante pour
vous guérir dès cette vie, si vous voulez être guéri, si vous pouvez
croire, et si cette guérison du corps doit tourner au bien de votre âme ;
sinon l'œuvre du premier Adam ira jusqu'à son terme. Mais sachez
qu'au-dessous de cette chair qui meurt il y a des principes
d'immortalité , il y a un nouvel homme dans votre sein, comme un germe
en un sein maternel, et, au moment de votre mort apparente, le nouvel
homme se déploiera pour vivre dans l'éternité.
Qui
sait si, un jour, par la croissance de la foi divine et universelle,
par un plus grand amour de Dieu et de la Mère très-pure par qui Dieu
veut entrer dans le monde, qui sait si cette Mère de la vie, cette Santé
des infirmes, n'obtiendra pas de Dieu pour des générations nouvelles
une vie plus pleine, une plus forte santé d'âme et de corps,
et si l'on ne puisera pas dans la foi vive, dans la prière et dans les
sacrements, dans l'onction sainte établie aussi pour le corps, la
principale ressource de la vie ?
Qui
sait si ces forces divines, recueillies et conçues par les vertus que
donne Marie : l'humilité, qui ramène la vie en son centre ; la chasteté,
qui en contient, en élève, en transfigure les forces ; la charité, qui
en renouvelle la source et en déploie les pures et vivifiantes ardeurs ;
qui sait si toutes ces forces virginales n'amèneront pas cette époque
du monde annoncé par une Sainte illustre, où il y aura une même science
de l'âme et du corps, parce que les deux vivront en une même vie ?
O
Marie, Santé des infirmes, priez donc pour vos serviteurs. Donnez-nous,
ô Jésus, les vertus virginales ; par ces vertus guérissez nos maux,
même ceux du corps ; délivrez-nous de la sombre tristesse du monde
présent, et donnez-nous les prémices de la joie éternelle.
Seigneur,
je veux essayer maintenant de gouverner mon corps avec plus de sagesse
que je n'ai fait jusqu'aujourd'hui. Je reconnais que j'ai pris le
change. J'ai suivi la sensualité au lieu de la réprimer. Je n'ai pas
introduit dans mon corps la loi du sacrifice, et il est arrivé pour la
vie de mon corps ce que vous dites de la vie de l'âme : « Celui qui veut
conserver sa vie la perd ; celui qui consent à la perdre la trouve. »
Il eût suffi souvent du jeûne et de la prière pour dissiper les germes
de maladies naissantes que j'ai laissés grandir en les alimentant. Plus
j'ai soigné mon corps, plus il est devenu languissant, faible et
rebelle. Plus je veux conserver la vie, plus elle se perd. L'égoïsme du
corps est sa ruine. Le corps, livré à sa pente sensuelle, multiplie en
lui ce qui n'est pas lui, se surchargeait la sainte Écriture, et
accumule sur lui une vie lourde, que le texte sacré appelle une boue
épaisse. » Si j'avais su renoncer à mon corps, le laisser souffrir pour
un temps, j'en aurais conservé les forces. Je veux être plus sage. Je
veux, de tout mon cœur, renoncer à ma vie et la mettre sans cesse en
vos mains, ô Santé des infirmes, pour que vous la portiez à Dieu, qui
est la source, qui seul la renouvelle, la régénère, la prépare à
l'éternité. Je ne veux plus attirer à moi, pour moi, la vie de mon
corps, ce qui la rend de plus en plus terrestre et temporelle ; mais je
veux la livrer de plus en plus à Dieu, pour la rendre éternelle et
céleste.
XXVIe MÉDITATION.
Siège de la Sagesse, priez pour nous !
Que
si vous bénissez tout l'homme, et même son corps, ô sainte et
bien-aimée protectrice, que sera-ce de l'esprit humain, quand vos vertus
viendront le contenir, le déployer dans la lumière ?
L'humilité,
la chasteté, la charité, quelles resources pour l'avenir de la lumière
et de la science parmi les hommes ! O Siége de la Sagesse, priez pour
nous, afin que, sortant de nos ténèbres, de nos querelles et de nos
divisions, de nos fluctuations puériles et de nos ignorances barbares,
nous arrivions à la lumière et à la paix, à la paix de la Sagesse et de
la sience de Dieu.
«
Il faut savoir, dit un pieux et profond auteur, qu'il y a trois espèces
de sciences : la première est purement humaine, la seconde est
divine simplement, et la dernière est divine et humaine tout ensemble.
La science purement humaine était celle des païens, qui n'étudiaient que
dans un principe humain et par le seul effort de leur propre puissance.
Ils n'étudiaient non plus que pour une fin naturelle, telle que la
satisfaction de leur propre esprit, la vue de leur propre perfection, et
enfin pour l'estime et les louanges humaines : il n'y a que trop de
chrétiens qui étudient de la sorte.
La
science infuse et proprement divine est l'un des dons du Saint-Esprit.
C'est celle que Dieu a donné autrefois aux apôtres et à quantité
d'autres saints.
La
troisième est divine et humaine tout ensemble ; c'est proprement la
vraie science des chrétiens et celle dont parle le sage, lorsqu'il dit :
Dieu lui a donné la science des Saints et
a complété ses travaux. Celle-ci n'est point donnée par infusion et sans
travail ; elle participe de l'une et de l'autre.
La science que nous vous demandons d'obtenir pour nous, ô Marie, Siége de la Sagesse, vous
qui avez donné au monde la Lumière éternelle, c'est proprement la vraie
science des chrétiens ; c'est celle qui est conforme à votre Fils, à la
fois Dieu est homme ; science qui vient de Dieu et de l'homme : de
Dieu, inspirant l'homme par sa lumière et par sa grâce, et de l'homme,
travaillant et priant, cherchant, creusant et méditant sous la lumière
et sous l'inspiration de Dieu.
Tous
les grands docteurs de l'Église et les théologiens du premier ordre ont
eu cette science, et quelquefois elle a été donnée à des femmes dans la
solitude des couvents.
Jamais
peut-être on n'a écrit, sur le côté divin de la vraie science et les
moyens pratiques de l'obtenir, de plus admirables paroles que celles
d'une Sainte inspirée de Dieu. Écoutez cette magnifique exhortation à la
lumière :
Vous,
mon peuple, peuple de religion sans fraude, qui avez posé dans vos
cœurs le dessein de vaincre le monde et de porter le ciel en vous, ne
vous détournez pas, soyez stables dans la voie de vision que vous avez
choisie, et purifiez vos yeux, pour les pouvoir élever à la
contemplation de la lumière où habite votre vie et votre rédemption. Ce
qui purifie l'œil du cœur et le rend propre à s'élever à la véritable
lumière, le voici : le mépris des soucis du siècle, la mortification du
corps, la contrition du cœur, la pure et fréquente confession de tout
mal, le bain des larmes ! Et lorsque toute impureté est expulsée, voici
ce qui élève le regard : la méditation de l'admirable essence de Dieu et
de sa chaste vérité ; la prière forte et pure, la joie en Dieu,
l'ardent désir du ciel. Embrassez tout cela pour toujours, et avancez
vers la lumière qui s'offre à vous comme à ses fils, et descend
d'elle-même dans vos cœurs. Otez vos cœurs de vos propres poitrines et
donnez-les à Celui qui vous parle, et il les remplira de splendeurs
déifiques, et vous serez fils de lumière et anges de Dieu.
Fils
d'Adam, vous semblerait-il méprisable de devenir enfants de Dieu ?
Pourquoi donc détournez-vous vos regards de la face de Celui qui donne
aux hommes une telle puissance, vous surtout qui avez voulu demeurer
pacifiques en ce monde et vivre sur la terre comme des anges ? Vous qui
êtes des flambeaux ardents, que le Maître a placés sur la montagne pour
éclairer les hommes par vos paroles et vos exemples, prenez garde que
l'orgueil et la cupidité n'éteignent votre lumière. Fils de la paix,
détournez vos oreilles des cris du monde, et faites silence pour écouter
l'esprit qui parle en vous. »
A
ces très-saints efforts pour acquérir le côté divin de la science,
ajoutez le travail sévère, persévérant, d'une vie entière ; l'étude
patiente et comparée des mystères de la nature visible, des leçons de
l'histoire, de la grande tradition de l'esprit humain, et surtout de la
divine tradition de l'Église, et vous obtiendrez, vers l'automne de la
vie, une science certainement supérieure à celle que le monde peut
donner.
Peut-être,
ô Vierge lumineuse, ô Siége de la Sagesse, le genre humain, si les
peuples chrétiens se donnent à vous par la pratique plus abondante de
vos vertus, le genre humain, vers l'automne de l'histoire,
obtiendra-t-il une science plus haute, plus pleine, plus étendue que celle qu'il a pu acquérir jusqu'ici.
Beaucoup
de saints ont eu la science purement divine ; beaucoup de païens ont eu
un peu de science humaine. Les chrétiens, non sans une visible
influence de la lumière et de la grâce du Christ, ont développé, d'une
manière admirable, la science purement humaine. Mais la science à la
fois divine et humaine, étendue à l'ensemble des vérités, n'est point
encore développée. Elle a son germe dans la théologie des grands
docteurs du premier ordre ; mais ce germe, plein de vie implicite, ne
s'était pas, jusqu'à présent, assez nourri des sucs terrestres, des
éléments du monde visible. Le temps vient où cet aliment inférieur de la
science, mieux préparé, sera pénétrable à l'esprit, et peut-être sera
dompté et pénétré par l'élément supérieur de la science. Où sont les
esprits qui sauront concevoir à la fois cet ensemble divin et humain ?
Qui aura le corps assez chaste pour tout porter, l'esprit assez vaste
pour tout embrasser et assez humble pour tout recueillir ; le cœur assez
ardent pour tout consacrer par l'amour ? O
Marie, ceux-là seuls qui sauront vous servir, et à qui vous aurez obtenu
vos vertus : l'humilité, la chasteté, la charité ; ceux-là seuls seront
capables de la science divine et humaine, qui sera celle du siècle à
venir, du royaume de Dieu sur la terre. Peut-être un jour l'enseignement
se bornera-t-il moins au côté humain de la science, et à ces leçons
littérales que l'on applique, par le dehors, au cerveau et à la mémoire
de l'enfant.
Peut-être
Jésus enfant, qui attend parmi nous une autre éducation de son enfance,
nous enseignera-t-il par vous à ouvrir la source sainte déposée dans
l'âme de l'enfant ; peut-être, quand l'enfant nous interrogera sur ce
qu'il entend dans son cœur, sur ces murmures mystérieux et profonds qui
l'émeuvent et l'appellent, sur ces clartés lointaines qu'il croit
apercevoir dans le cie de son âme ; peut-être ne nous bornerons-nous pas
à lui dire, comme le grand-prêtre Hélie : « Ce n'est rien, dormez
toujours ! » Peut-être saurons-nous à propos ouvrir les yeux, comme le
fit enfin le grand-prêtre à l'égard de l'enfant Samuel,
et dire aussi à cet enfant, qui ne connaissait pas encore la voix de
Dieu en lui : « Allez, et, si l'on vous appelle encore, dites à Dieu :
Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur vous écoute ! »
O
Marie, Reine et Mère des enfants, ne permettez pas que le monde et sa
superficielle sagesse, son inintelligence et sa moquerie, éteignent dans
l'âme des enfants le germe de la vraie science, la source de la sagesse
divine, la lumière de l'inspiration. Mais plutôt que la voix des
maîtres, animés d'un esprit de mère, puisé en vous, Mère des chrétiens,
dise efficacement à ces âmes encore enveloppées, à ces intelligences en
germe, les paroles que le Saint-Esprit leur adresse : « Écoutez-moi,
germes divins ! développez-vous comme le rosier planté sur le bord des
eaux ; donnez vos fleurs et vos parfums comme le lis ; poussez des
branches de grâce, et apprenez à louer Dieu et à le bénir dans toutes
ses œuvres. »
Et
peut-être, ô Marie, par vous, nous sera-til donné de savoir préparer
l'enfance à l'acquisition future de la science et de la sagesse.
Pour
mon esprit comme pour mon corps, ô Dieu, j'ai pris le change. Loin de
chercher la vie de mon esprit d'abord en vous, puis en mon âme, puis au
dehors, j'ai fait l'inverse.
Pour
m'instruire je ne connais que les livres, comme pour rendre la force à
mon corps je ne connais que l'aliment qui a de la masse et du poids. Je
ne sais point assez ce que peut l'air, l'esprit de la nature, et encore
moins ce que peut l'âme, et surtout la force de Dieu, venant à moi par
la prière. De même je ne connais pour mon intelligence d'autre aliment
que l'aliment visible que touchent mes mains et que dévorent mes yeux,
les livres et la terre. Je ne sais pas interroger mon âme, moins encore
sais-je interroger Dieu. Si je savais regarder dans mon âme et regarder
en Dieu, sans cependant négliger les livres par qui me parlent les
autres hommes, je comprendrais le sens des livres, je les lirais dans la
lumière qui les dicta, plus encore que dans leurs pages mêmes, où
j'épelle si laborieusement les mots et les syllabes, trace refroidie de
la pensée qui vivait autrefois.
Mais, ô mon Dieu, pourquoi ne sais-je pas lire dans mon âme et en vous ?
Parce
que l'âme doit être pure, humble, chaste et recueillie, pour être le
miroir de Dieu. Car il est dit : « Heureux ceux qui ont le cœur pur,
parce qu'ils verront Dieu. »
Si j'avais vos vertus, ô Marie, je lirais donc dans la lumière ; je puiserais la vie de mon esprit à la source la plus élevée.
Je
veux donc, ô Mère immaculée, vous donner mon esprit, comme je veux vous
donner mon corps, afin que vous me rendiez tout entier à Dieu, esprit
et corps.
XXVIIe MÉDITATION.
Mère aimable et Mère du pur amour, priez pour nous !
Mère
aimable et Mère du pur amour, priez pour nous ; obtenez-nous un cœur
pour vous aimer, pour vous louer, pour vous remercier dignement des
bienfaits que par vous Dieu répand sur le monde, et de ceux qu'il
réserve aux derniers jours du genre humain sur terre.
Oui,
par le progrès de votre culte, de votre imitation, de votre
connaissance et de votre amour, nous pouvons encore espérer pour ce
monde d'admirables progrès et d'incompréhensibles biens. Mais un seul
bien, un seul progrès les surpasse tous et les renferme tous, ô Mère du
pur amour, et ce bien, c'est un progrès de cet amour que vous donnez.
Que serait un progrès de la science parmi les hommes, sans un plus grand
progrès de l'amour ?
L'amour
! on abuse de ce mot, dit saint François de Sales, on l'avilit ! Il le
faut maintenir, car il est d'une incomparable beauté. Si toute la loi et
les Prophètes se réduisent à un seul précepte : « Aimer Dieu par-dessus
toutes choses et son prochain comme soi-même pour l'amour de Dieu ; »
si saint Paul ne cesse de nous dire : « Celui qui aime remplit la loi ;
la loi est accomplie dans un seul mot : Aimez votre prochain ; » si
saint Augustin dit : « Aimez et faites tout ce que vous voulez ; » ou
comprend que l'apôtre saint Jean, l'Apôtre de l'amour, l'aîné des fils
adoptifs de Marie, ne répétât qu'un mot, dans les derniers temps de sa
vie : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres, car c'est le
précepte du Seigneur, et cela seul suffit. »
Mais,
ô Marie, Vierge sans tache et à jamais immaculée, et qui êtes pour cela
tout aimable et Mère du pur amour, voyez si, au milieu de nos misères
et de toutes nos laideurs, nous sommes dignes d'amour ou capables
d'amour. Vous, parce que vous êtes immaculée, vous êtes toute belle. Si
la tache du péché, si seulement le foyer du
péché avait été en vous un seul instant, même dans le sein de votre
mère, il y aurait en vous quelque trace de laideur. Il y aurait eu, dans
votre âme, des luttes, non pas seulement contre le mal du dehors, mais
contre le mal intérieur, et ces luttes auraient laissé des rides sur
votre front. Or, dit la sainte Écriture, vous êtes toute belle, sans
taches ni rides. Mais nous, nous voici tout couverts de taches et de
laideurs. Oh ! si l'on comprenait que la laideur, c'est le péché ; que
le destructeur de l'amour, c'est le péché !
De
ce que vous êtes toute-belle devant Dieu, et en vérité, ô Marie, Mère
du pur amour, je conclus, par une conclusion certaine, que vous êtes à
jamais immaculée, et que vous n'avez jamais péché, même en Adam. Et de
ce que le dogme de l'Immaculée Conception se dégage de ses antiques
racines, élève, grandit sa tige, et donne sa fleur incomparable et son
fruit merveilleux , on peut croire que la terre deviendra plus belle,
l'humanité plus belle, et les hommes à la fois plus capables et plus
dignes d'amour.
O Mère aimable et admirable, voyez, je vous prie, nos laideurs, et soyez touchée à cette vue.
Voyez
l'enfance sensuelle, la jeunesse corrompue, l'âge mûr éteint, la
vieillesse desséchée avant le temps. Voyez la face du genre humain ou
enflammée ou consumée par les passions, défigurée par les sept formes du
péché et le cortége correspondant des maladies et des douleurs. Voyez
ces regards éteints, ou brisés, ou honteux, s'ils ne sont pas bien plus
affreux encore par l'arrogance, l'impudeur, la défiance et la
méchanceté. Oh ! combien rarement rencontre-t-on, parmi les hommes,
cette sérénité de regard, douce et forte, symbole de l'innocence ou
réparée ou conservée ! Et quand est-ce donc qu'il est donné de
rencontrer ce regard plein, divin, d'une âme qui regarde en Dieu, qui
voit en Dieule monde la nature et les hommes ; ce regard qui, chargé de
tous les rayons de la vie, de courage et de force, de bonté et de
vérité, ressemble à l'âme quand l'âme ressemble à Dieu ? Mais est-ce
donc que le Soleil divin ne verse pas tous ses rayons, toutes ses
beautés sur toutes les âmes ? Il les verse ; mais nous éteignons tout.
Nous ne laissons pas resplendir la face de Dieu sur notre face, comme
Dieu le veut. O Mère immaculée, unique beauté parfaite, qui n'avez
jamais étouffé un seul rayon de Dieu, et qui avez versé et continuez à
verser la lumière éternelle sur le monde, priez pour nous ! Et s'il est
vrai que nous ne sommes point aimables, parce que nous sommes laids, ô
Mère du pur amour, oh ! du moins, rendez-nous aimants. Et, de fait,
votre Fils ne nous a posé qu'une loi simple, celle d'aimer, et non
d'être aimés. Et s'il s'agit d'aimer ce qui n'est pas aimable, ô Jésus
et Marie, vous nous en donnez l'exemple en nous aimant, en aimant les
derniers des hommes, les plus pauvres, les plus infirmes, les plus
chargés de lèpre et de laideur ; et vous nous en donnez, en outre, le
secret. Ce secret, c'est d'aimer en Dieu.
Et
qu'est-ce qu'aimer en Dieu, si ce n'est voir en Dieu les choses, et
remonter à la beauté qu'elles ont en Dieu et que Dieu cherche à leur
donner, et leur donnera dans la gloire ? Et n'est-il
pas certain que ceux qui portent dans leur cœur quelques rayons de la
lumière de Dieu, et dont les sens plus délicats montent plus facilement
des corps aux âmes, des âmes à Dieu, n'est-il pas vrai que ces sortes de
cœurs voient, à travers la face et le regard humain, le caractère des
âmes, et les possibilités idéales de beauté qu'elles ont en Dieu ?
N'cst-il pas vrai qu'alors ils aiment immensément ce qui peut devenir si
beau, et tressaillent d'un saint enthousiasme s'ils voient dans la vie
actuelle d'une âme l'effort libre et clairvoyant pour monter en effet
vers son modèle en Dieu ?
O Mère aimable et admirable, ô Mère du saint amour, oserons-nous tout dire !
Je
vois sur toute la terre, dans toute l'histoire, la religion de
Jésus-Christ et les progrès de votre culte toujours suivis des progrès
de l'amour, de l'amour dans tous les sens du mot. Et, certes, ce progrès
part de bas, car nous voyons des peuples où les hommes mangent la chair
des hommes, et où, dans la grossière ivresse des plus féroces passions,
toute trace d'amour est effacée. Tel est l'état sauvage où vivent encore tant d'hommes.
Chez
les païens civilisés l'homme ne mange pas la chair de l'homme, mais il
le tue pour son plaisir. Les peuples se repaissent publiquement du
spectacle de la mort sanglante, et il est impossible de dire toute la
bassesse et toute la perversité de leurs sens.
Quant
aux siècles chrétiens, ils varient selon leur pureté et leur fidélité à
Dieu. Mais les peuples chrétiens, comparés aux peuples infidèles et
sauvages, ne sont que douceur et amour.
Cest
là qu'est né l'amour tout cordial et intellectuel dont parle saint
François de Sales. Là se sont manifestées parfois des traces de l'amour
éternel qui unira les âmes en Dieu ; comme, par exemple, quand ce même
saint François de Sales, l'apôtre de la douceur, aima cette âme dont il
loue quelque part le vigoureux cœur. Il sut, par son amour, lui inspirer
la sainte et surnaturelle fécondité des fondatrices ; et puis,
lorsqu'il quitta la terre, il ne la laissa point ; ses yeux ne
quittèrent point sa sœur chérie. Lorsqu'elle mourut, il vint à sa
rencontre ; il fut l'ange que Dieu envoya pour recueillir cette âme et
la porter au ciel. Eh bien ! ô Mère du pur amour, ce sont là les progrès
que vous demande le cœur humain, ce cœur gémissant et malade, entre la
privation de l'amour et la dépravation de l'amour. Le cœur humain, si
plein de taches, est ce vieux vase dont parle l'Évangile, où l'on ne
peut verser le vin de l'amour nouveau. Si l'on en verse, la liqueur se
corrompt et fermente, le vase se brise, et le vin se répand. Si l'on
n'en verse point, le vieux vase délaissé en vaut-il mieux ? Il se
dessèche, il se contracte et il se brise à vide. Il faut donc que le
cœur humain apprenne à se purifier en se donnant à vous, ô Vierge
immaculée, pour redevenir digne et capable d'amour.
Vous,
vous êtes cet unique vaisseau parfaitement neuf, où le vin se conserve
sans trace d'altération, parce que vous êtes immaculée dès le premier
instant. Jamais il n'y a eu en vous le moindre mélange de vieux levain.
Et c'est pourquoi vous êtes l'Épouse du Saint-Esprit et la Mère de
l'amour éternel. O vous donc, Mère de l'amour
immaculé, qui avez plus d'amour que toutes les créatures ensemble,
obtenez-nous, pour nous ranimer, quelques gouttes de ce vin nouveau qui
est l'amour nouveau qu'on boira dans le royaume des cieux. Élevez vos
fils adoptifs comme vous avez élevé l'apôtre saint Jean, et
apprenez-nous à aimer. Élevez votre famille entière, la sainte Église,
étendue, s'il se peut, à toute l'humanité ; élevez-la aussi, comme saint
Jean, afin que, de siècle en siècle et d'année en année, elle se
recueille et se transfigure dans l'amour. Augmentez dans l'Église le
culte déjà croissant du cœur sacré de Jésus-Christ. Apprenez-nous à unir
nos cœurs à ce cœur par le vôtre ; et de même que les aliments nouveaux
qui entrent dans le sang d'un homme entrent d'abord en lui par le côté
du cœur qui ne donne pas la vie, mais la reçoit, de même, pour entrer
dans le cœur de Jésus, pour être incorporés à son sang divin et à sa vie
divine, apprenez-nous à entrer par vous, Porte du ciel, vous qui êtes
l'autre côté du cœur de Jésus-Christ.
0
mon Dieu, pourquoi donc ai-je tant aimé hors de vous, au lieu d'aimer
en vous ? Comme mon corps et comme mon esprit, mon cœur a pris le
change. Il aime pour lui, au lieu d'aimer pour vous. Il cherche l'amour
au dehors, plutôt que dans l'âme et en vous.
Au
lieu de vous aimer, ce sont les créatures que j'aime. Au lieu d'aimer
en vous les créatures, je les aime en elles-mêmes et dans la moindre
partie de leur être. Je les aime selon leur vanité et point selon leur
vérité. Je les aime dans ce qui passe, et non dans ce qui subsiste. Je
n'ai pas l'amour intellectuel et cordial.
Oh!
si j'avais le saint amour qui vient de Dieu par vous, ô Mère immaculée,
mon cœur ne serait plus ni vide, ni divisé. Il ne serait plus vide,
parce que j'aimerais. Il ne serait plus divisé, parce que je n'aurais
plus qu'un amour. Je vous aimerais d'abord, ô mon Dieu, puis j'aimerais
en vous, d'un amour intellectuel et cordial, tout ce que j'aime.
Tout amour se rattacherait à ma foi, à ma religion, à l'espérance de l'éternité.
XXVIIIe MÉDITATION.
Marie, notre demeure, priez pour nous !
0
Jésus et Marie, nous ne pouvons quitter de sitôt, puisque nous y sommes
venus, la douce méditation de votre cœur. Je dis votre cœur, ô Jésus et
Marie, car vous n'avez qu'un cœur. Comme le corps humain n'a qu'un cœur
en deux moitiés visibles, le royaume de Dieu n'a qu'un cœur, l'Église
catholique n'a qu'un cœur.
Ces
pieuses médailles qui représentent les cœurs de Jésus et de Marie
appuyés l'un sur l'autre, l'un couronné d'épines, l'autre percé de
glaives, ne vont pas assez loin. Vos deux cœurs ne se touchent pas
seulement, ils ne sont pas seulement appuyés l'un sur l'autre ; ils sont
en un, autant au moins que les deux côtés du cœur de chaque homme. Pour
bien comprendre à quel point ils sont un, il faut se rappeler ces
admirables révélations adressées à plusieurs saints ou saintes, qui ont
vu Jésus-Christ prendre leur cœur et le plonger
dans le sien, de sorte qu'on ne voyait plus qu'un cœur, quoique les deux
restassent distincts. Il faut se rappeler ce que rapporte saint Vincent
de Paul, quand il atteste avoir vu l'âme de saint François de Sales,
sous la forme d'un globe de feu, venir du ciel à la rencontre de l'âme
de sainte Chantal ; puis cette sainte âme monter comme un second globe
enflammé moindre que le premier, et s'élancer en lui de manière à ce
qu'on ne vît plus qu'une seule flamme et un seul globe de feu.
Sans
doute ce beau globe, cette étoile double monta plus haut et alla au
souverain Soleil, au grand centre d'amour, qui est le cœur du Christ et
celui de sa Mère. Il y entra pour y trouver, avec son amie glorifiée, le
lieu de son repos. Et n'est ce pas là la consommation des choses et le
bien que tout cœur attend ? Hélas ! nous sommes aujourd'hui séparés,
isolés, dispersés ! Les âmes, les cœurs créés de Dieu pour former une
cité vivante, une vie unique, sont dispersés depuis la chute comme des
feuilles d'automne, tombées de l'arbre et détachées du tronc. Ces
feuilles mortes peuvent former un amas au pied
de l'arbre, ou rouler dans un même tourbillon, sous le même vent ; mais,
privées de la séve commune, elles cessent d'être une même chose,
quoiqu'elles se touchent, et ne sont plus que des débris, quoique
couchées ensemble.
«
Oh ! s'écriait saint Augustin, qui me ressaisira ? Qui me recueillera
du milieu de cette dispersion ? Qui saura me rattacher au sein de notre
mère commune, la cité sainte qui est le ciel ? O ma mère, qui me
recueillera en toi ! »
Et
l'Église, parlant à la sainte Vierge au nom de tous les enfants de
Dieu, s'écrie : « Sainte Mère de Dieu, nous tous nous habitons en vous,
et en vous nous tressaillons de joie. » C'est donc à dire que les cœurs
et les âmes doivent habiter dans l'âme et le cœur de la sainte Mère de
Dieu, pénétrée et enveloppée du Verbe et de tous ses rayons, comme le
corps du soleil est pénétré de lumière et de feu, et enveloppé de ses
rayons.
Oui,
Seigneur, ceux qui aiment savent bien ce qu'est l'hospitalité
intérieure de l'âme à l'âme. Par vous, qui êtes simple, ô mon Dieu, et
en qui tout se touche, une âme peut habiter dans une autre âme ; et,
même sur notre terre, les mères le savent, ou, du moins, si elles
savaient voir autant qu'elles savent aimer, elles verraient qu'après
avoir porté leur enfant dans leur sein elles portent son âme dans la
leur, pendant toute son enfance et pendant sa jeunesse ; et la rupture
du lien vivant de ces deux âmes parfois n'arrive jamais. Pour bien des
mères, quand la rupture arrive, tout bonheur est perdu ; la vie, depuis
ce jour jusqu'à leur dernier jour, n'est plus qu'une solitude. Quant à
la Mère de Dieu, notre mère, son cœur est assez grand pour porter tous
les hommes. Dès aujourd'hui son cœur a comme des veines et des artères
qui s'étendent à tous les vivants. Oh ! que le lien ne se brise pour
aucun ! mais, au contraire, qu'il s'étende à tous ceux qui dorment,
qu'il se resserre pour tous, que tous finissent par entrer dans ce cœur
du monde, uni au cœur de Dieu, qui est le ciel.
On
dit que nous avons au ciel visible une sorte d'image et de prophétie de
ces choses, tracées dans les grandes lignes et les grandes lois de la
création. Aujourd'hui les mondes et les soleils sont dispersés, dans
l'immense étendue, comme la poussière ; mais, disent quelques hommes de
génie, la dispersion des mondes ne subsistera pas. Il y a un centre
universel qui attire tout, et où toute la matière créée finira par se
réunir. La terre et les planètes, qui voguent dans l'espace, et qui
tournent depuis mille et mille ans autour de leur étincelant soleil,
comme un vaisseau qui tournerait autour d'une île de lumière et de feu,
tous ces mondes à la fin se réuniront au soleil, et le soleil lui-même,
gravitant vers quelque plus grand centre s'y confondra.
Les
forces qui maintiennent les astres dans leur course étant, à l'heure
voulue de Dieu, ébranlées, comme s'exprime l'Évangile, les étoiles
tomberont du ciel pour aller se confondre en un seul paradis, au centre
de l'univers, au pied du trône de Dieu, aux pieds de Celle qu'enveloppe l'éternel Soleil et qui est couronnée d'étoiles.
Là,
comme le dit saint Thomas d'Aquin, d'après saint Pierre et Isaïe, les
mondes seront renouvelés par le feu ; là se formera ce lieu dont
Notre-Seigneur a dit : « Je vais vous préparer le lieu,» cette bergerie
unique dont il parle ailleurs, afin, dit-il, que là où je serai tous
ceux qui m'aiment y soient aussi. »
Là
sera ce nouveau ciel et cette nouvelle terre qu'annonce le Prince des
apôtres, à la suite des prophètes ; monde éternel où la justice
habitera, où il n'y aura plus ni cris, ni pleurs, ni mal, ni mort, parce
que Dieu même y essuiera les larmes de tous les yeux, parce que, tous
les cœurs n'étant plus qu'un entre eux et avec Dieu, tout sera dans
l'éternel amour, dans l'éternelle et immuable perfection.
Oh
! quand serons-nous réunis dans ce monde, où il n'y aura plus ni mal,
ni mort ; où Dieu effacera les larmes de tous les yeux, où nous serons
tous ensemble avec Dieu !...
Ici
nous sommes tous dispersés. Les membres de la famille humaine sont
jetés à de telles distances dans le temps et l'espace que la plupart ne
se verront jamais. Parmi tous ceux qui vivent avec moi sur la terre,
combien peu d'hommes ai je regardés une fois ? Et ceux que je regarde
passent sous mes yeux pour ne plus reparaître. Je les rencontre sur mon
chemin, je les salue, et ce salut n'est autre chose qu'un adieu pour
toujours. Ainsi passent en même temps dans la vie les fils d'Adam, sans
se parler, sans se connaître. Et ceux qui se connaissent, qui se
parlent, et croient vivre ensemble, sont encore plus séparés par
l'esprit et par la volonté que ne le sont les hommes qui ne se parlent
ni ne se voient. Oh ! ce n'est pas là la patrie ! Ce n'est pas là la
maison du Père de famille. Ce n'est pas là l'asile où ceux qui aiment
seront unis entre eux et avec Dieu. Ce n'est pas là le sein de notre
Mère céleste où nous devons nous recueillir. Marchons donc et passons
pour aller au lieu du repos. Mais marchons vers le but ; que le cœur ne
prenne pas le change, et n'aille pas en sens contraire
du but. Un seul amour dirige l'homme voyageur vers la patrie, vers le
lieu de l'éternel amour : c'est celui qui aime tout en Dieu, et qui se
donne à l'immaculée Mère, pour être incessamment relevé, consacré, versé
en Dieu.
XXIXe MÉDITATION.
Marie, notre espérance, priez pour nous !
Oh
! que l'on est loin de comprendre ces mots
du Salve, Regina : « Notre vie, notre joie, a notre espérance, salut ! »
Qui sait tout le sens de ce mot : Marie notre espérance
? Puissions-nous aujourd'hui, avec la grâce de Dieu, le méditer assez
pour en entrevoir la lumière !
Qu'est-ce que l'espérance ? Que veut dire ce beau mot ? En quoi consiste cette puissante vertu ?
Les
hommes croient le savoir, car ils ne vivent que d'espérance. Nul n'est
dans le présent, chacun s'incline vers l'avenir, où il attend de
meilleurs jours.
Nous
ne vivons jamais, nous espérons vivre ; et saint Paul nous l'apprend : «
Toute créature gémit, car elle attend. » Mais combien y a-t-il sur la
terre d'espérances vaines et toujours trompées ! Tantôt j'espère ce que
je n'aurai pas ; tantôt j'espère ce qui ne m'apportera nul bonheur.
J'espère donc trop ? Il faut donc vivre sans espérances ? Oh ! si les
hommes savaient qu'ils ne se bercent de vains rêves que parce qu'ils
espèrent trop peu ! Ils espèrent mollement, et ils n'espèrent qu'un trop
petit bonheur. Espérez grandement, absolument. Espérez l'ensemble
parfait de tous les biens possibles, et vous ne serez plus trompés.
L'espérance pleine et absolue est infaillible.
Oh
! si l'on croyait bien cela ! Si l'on savait qu'en vérité l'espérance
absolue est infaillible, c'est-à-dire que l'ensemble parfait de tous les
biens possibles est une réalité présente, et que l'homme, quel qu'il
soit, peut et doit posséder ce bonheur plein et souverain !
Oui,
mon Dieu, créateur du monde et sanctificateur des créatures
intelligentes et libres, vous avez voulu qu'il en fût ainsi. Vous avez
voulu qu'outre vous-même, qui êtes le bonheur infini et la perfection
absolue, il existât des êtres capables de
partager votre bonheur et votre perfection. Vous les avez créés et vous
les avez appelés à ce partage divin ; et, comme il fallait pour cela
créer des êtres libres, qui seuls pouvaient partager votre bonheur et
votre perfection, et comme les êtres libres pouvaient pécher, et se
couvrir de taches, et se rendre mille fois indignes du terme de
l'espérance, vous avez préparé des ressources d'une puissance infinie
pour réparer le mal, pour rendre la vie aux êtres mille fois morts, pour
relever des créatures mille fois déchues. Pour cela vous avez opéré, ô
Dieu, un merveilleux ouvrage. Par votre Incarnation, ou à cause d'elle,
vous avez fait qu'au milieu des esprits créés, qui pouvaient devenir
tous coupables, il y eût un couple pur et régénérateur des âmes
humaines, l'âme de l'Homme-Dieu, l'âme de la Mère de Dieu immaculée ;
l'une dont on ne peut parler tant elle est Dieu, l'autre dont on peut
dire qu'elle eut, sans perdre la liberté, le plus haut degré de pureté
concevable après Dieu. De telle sorte qu'au-dessous de vous, ô Dieu,
perfection infinie, incréée, au-dessous de vous, ô Christ,
adorable et divine perfection, il y a au sommet ou au centre de
l'humanité un être que l'on peut appeler la perfection relative et
créée. D'où il suit, ô mon Dieu, que, dans l'ordre de la perfection,
tout ce qui est concevable existe. Il n'y a point de lacune.
Non-seulement tout ce que l'homme peut concevoir de perfection et de
bonheur, de bonheur infini et de perfection incréée, tout ce qu'il peut
concevoir de perfection créée et de bonheur possible pour l'être créé ;
non-seulement cet ensemble parfait de tous les biens possibles existe
actuellement ; mais encore celui qui conçoit ces choses doit concevoir
en même temps que tout cela peut être à lui et que la possession lui en
est proposée. En sorte que l'homme ne peut rien concevoir de trop beau,
ni rien de trop heureux ; et l'espérance des hommes ne pèche que par
défaut.
Mais
cela même ne montre pas assez tout le mystère, toute la beauté, toute
la grandeur de l'espérance chrétienne. L'espérance chrétienne est plus
encore que tout cela. Si la foi, dit saint Paul, est déjà la substance
des choses que l'on espère, que sera l'espérance
? Car l'espérance, moindre que la charité seule, est plus grande que la
foi. L'espérance ne sera-t-elle pas aussi la substance des biens à
venir ? Quel est, en effet, le principe de la foi, de l'espérance et de
la charité, vertus divines versées dans l'âme par Dieu lui seul ? Ce
principe, dans l'âme, c'est la grâce ; et qu'est-ce que la grâce, sinon
un commencement de participation à la nature divine, un commencement de
la possession de Dieu ? Et qu'est-ce qu'un commencement de possession de
Dieu, sinon le commencement de la vie éternelle, du bonheur souverain ?
De sorte que l'espérance chrétienne possède déjà ce qu'elle espère.
Elle en tient le principe, la substance, le commencement, le germe,
disent les docteurs, appuyés sur la sainte Ecriture.
Nous
sommes participants du Christ, dit saint Paul, si nous maintenons
fermement en nous le commencement de sa substance jusqu'à la fin. Oui,
Jésus-Christ est dans son sanctuaire, et ce sanctuaire c'est nous-mêmes,
si toutefois nous maintenons fermement en nous
la glorieuse espérance jusqu'à la fin. C'est ce commencement et cette
substance de la vie de Jésus dans l'homme dont saint Jean dit : « La
semence divine demeure en lui. »
Mais
comment, à travers tant de peines, de faiblesses, de péchés, maintenir
en nous la glorieuse espérance jusqu'à la fin ? O notre espérance,
aidez-nous à le bien comprendre. Montrez-nous, ô sainte Mère de Dieu, ô
Reine immaculée, comment vous êtes la Mère de l'espérance sainte,
comment vous êtes la Provocatrice, la Protectrice, l'Appui de
l'espérance.
Deux
belles paroles de saint Ambroise et de saint Anselme nous mettent sur
la voie. Oh que l'âme de Marie, dit saint Ambroise, soit en chacun de
nous pour glorifier Dieu ; que l'esprit de Marie soit en chacun de nous
pour tressaillir en Dieu.
Oui, elle nous porte tous dans ses entrailles, dit saint Anselme, comme une vraie mère.
Nous demeurons tous en vous, pleins de joie, ô sainte Mère de Dieu, dit l'Église catholique.
Mais il nous faudrait croire ces choses ; il nous faudrait savoir que, si les corps sont impénétrables, les âmes ne le sont pas.
Il
y a une pénétration mutuelle des âmes possible entre tous les humains.
En ce sens l'esprit de cette Mère peut pénétrer dans l'âme de ses
enfants, et toutes les âmes de ses enfants peuvent être en elle, et sont
en elle.
C'est
par cette admirable union de nos âmes à la vôtre, ô Mère, que vous
pouvez provoquer, maintenir et diriger en nous l'espérance sainte : la
provoquer, en nous disant, lorsque Dieu nous appelle par sa grâce,
combien ce qu'il nous offre vaut mieux que ce que nous cherchons ; la
régler, en nous avertissant sans cesse lorsqu'après avoir choisi Dieu
nous le cherchons où il n'est pas ; la maintenir fermement en nous
jusqu'à la fin, lorsque l'âme fatiguée, dans cette vie, de ses fautes
toujours renaissantes, est tentée d'oublier la perfection, de renoncer à
la sainteté. C'est alors, ô Mère, que vous parlez à l'âme de votre
enfant en lui disant : Courage ! courage ! la victoire est encore
possible ; la sainteté vous est toujours
offerte, la perfection toujours présente. Bien plus, ô Mère aimée, c'est
alors que parfois vous montrez, dans une douce lumière intérieure, je
ne sais quel admirable objet qui est à la fois et notre âme elle-même,
et l'idée que Dieu a de notre âme, et le degré de perfection où il la
veut élever, et vos vertus fondamentales un moment supposées dans cette
âme, et en même temps quelque chose de votre ravissante beauté, ceux de
vos traits enfin par où chacun de nous peut ressembler à sa céleste
Mère.
Oui,
pour nous rendre courage et nous relever vers le ciel, vous nous
montrez alors notre flme pour un moment transfigurée dans la vôtre et en
Dieu ; vous nous montrez notre beauté possible et notre gloire, qui
nous attend, si nous savons persévérer. Qui n'a cru voir parfois son âme
dans la lumière, dans la paix, dans la vie, dans la beauté qui vient de
la sagesse ? Je sais bien que l'enfer peut nous montrer aussi de faux
portraits de l'âme, assez flattés dans leur maligne et coupable beauté
pour enivrer l'orgueil, assez difformes pour
exciter l'horreur et le dégoût de quiconque aurait entrevu la beauté
sainte. Ces illusions, ces images perverses donnent un moment d'orgueil
démesuré, suivi d'une prompte et profonde prostration. Mais vous, ô
Mère, quand vous nous laissez voir notre âme transfigurée dans l'auréole
que Dieu vous donne, vous ne nous imprimez au cœur, par ce spectacle,
et ne nous laissez emporter qu'un amoureux souvenir du ciel, une claire
et humble connaissance de notre laideur terrestre, et une divine
magnanimité prête à tout vaincre pour effacer nos taches et reconquérir
notre gloire. C'est ainsi, Mère des âmes, que vous ranimez l'espérance
et que vous êtes notre espérance. Mais nous ne le comprenons pas encore
assez. Je suis la Mère du pur amour et de l'espérance sainte, dit
l'Écriture en parlant de vous. En moi est toute l'espérance de la vie et
de la vertu ; et le texte sacré ajoute : « Celui qui se nourrit de moi
sentira croître sa faim, et celui que j'abreuve sentira la soif
s'augmenter. » Rapprochons ces paroles de ces mots
du Sauveur : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car
ils seront rassasiés ; » et ces autres mots : « Celui qui se nourrit de
moi n'aura plus faim, et celui qui boira de l'eau que je donne sera
désaltéré pour la vie éternelle. »
Ces
paroles prises ensemble nous découvrent quelque chose des mystères de
la communion. Nulle créature ne vit que par quelque communion à Dieu ;
mais nulle âme n'a la vie éternelle que par la communion réelle à la
divinité, à l'âme, au corps de Jésus-Christ. Or il y a comme une
communion préparatoire qui donne la faim céleste, et il y a la communion
elle-même qui donne le ciel ; et l'âme grandit par l'accroissement de
la faim, suivie de l'aliment sacré qui donne la vie de plus en plus
abondamment, selon la parole du Seigneur. Et l'accroissement de la faim
n'est autre chose que cette dilatation du cœur que Dieu demande sans
cesse à ceux qui l'aiment, en leur disant : « Dilatez votre cœur et je
le remplirai. »
Dieu demande donc toujours que le cœur se dilate
dans la vie déjà reçue, pour que la vie revienne toujours plus
abondante ; Dieu donne un nouvel accroissement dans la vie quand un
nouvel élan de la faim le demande. Mais alors on comprend à la fois ces
deux paroles de la sainte Écriture : « Celui qui se nourrit de moi a
faim encore ; » et cette autre : « Qui se nourrit de moi n'aura plus
faim. » C'est que l'éternel aliment de la vie est double : l'un augmente
la faim et la soif de la vie, l'autre apaise toute soif et toute faim ;
l'un agrandit le cœur, et l'autre le remplit toujours ; et le premier
est la sagesse créée, qui a dit : « Celui qui se nourrit de moi a faim
encore ; » l'autre, la Sagesse incréée, qui a dit : « Celui qui se
nourrit de moi n'aura plus faim. »
Donc,
ô sainte Mère de Dieu, c'est vous qui nous donnez, je veux dire qui
nous transmettez la faim céleste. C'est vous qui, suivie par nous dans
votre humilité et votre pureté , êtes la préparation humaine à la
communion substantielle de Dieu. La réception de Dieu est notre vie et
notre bien ; et vous, par votre humilité et votre pureté, vous êtes la
faim et la soif de Dieu. Vous êtes donc, en effet, l'espérance du bien
et de la vie. Et si la vie chrétienne est tout entière dans la communion
bien reçue, si la communion bien reçue est tout entière dans la
préparation, vous qui êtes la préparation, que n'êtes-vous pas dans
l'œuvre du salut ? Je comprends maintenant cette parole pieuse, que
celui qui vous aime, ô Marie, « ne peut périr. » C'est vous qui dilatez
les âmes et qui agrandissez les cœurs dans la faim et la soif de Dieu ;
c'est vous dont la prière et dont l'imitation nous obtiennent ces élans
vers la vie et ces dilatations en Dieu qui appellent Dieu et qui
agrandissent Dieu en nous, et qui sont l'espérance de la vie, le progrès
de la vie. C'est donc bien vous, ô Mère, qui êtes vraiment notre
espérance.
Quand
nous sommes unis à votre âme et à votre esprit, quand la parole de
saint Ambroise se réalise : « Que l'âme de Marie soit en ses serviteurs
pour y agrandir Dieu ; que l'esprit de Marie soit dans ses serviteurs
pour tressaillir en Dieu, l'âme unie à cette âme si grande, à cet
esprit qui monte si haut, conçoit la vraie grandeur, sent sa petitesse
et sa bassesse, et entre dans l'humilité. Au moment où elle goûte la
grandeur, elle voit, elle sent toutes les grandeurs possibles, les
perfections infinies de la gloire, et, dans cette vue, ce qu'elle a déjà
n'est plus rien ; elle a faim, elle veut la vie plus abondante ; elle
est humble, elle se voit petite, et demande à grandir ; et, comme saint
Paul, oubliant ce qui est passé, elle s'étend tout entière vers ce qui
la devance, pour s'élancer à la rencontre de la vie ; et cela même est
l'espérance, l'espérance sainte et la divine magnanimité qui s'écrie :
Mon urne agrandit Dieu, et mon esprit s'élance en Dieu. Ceci est
l'éternel cantique qui sort et sortira toujours du cœur de Celle qui est
le progrès et l'espérance.
Heureuse
l'âme qui entend en elle ce cantique ; qui entend, au delà de sa
grandeur actuelle et au-dessous de sa profondeur, une voix, la voix de
l'espérance, qui l'appelle à de plus mystérieuses profondeurs par
l'accroissement de l'humilité, et à de plus magnifiques grandeurs par la
dilatation sous le regard de Dieu, lequel exalte tout ce qui se
recueille.
O
Mère de l'espérance, en qui se trouve toute espérance, provoquez donc,
réglez et augmentez sans cesse en moi cette belle et sainte vertu. Ne
permettez pas que jamais je me repose dans mes misères et que je
désespère de la vertu. Ne permettez pas que jamais je me repose dans mes
vertus, même les plus saintes, et que je les trouve assez grandes.
Montrez-les moi toujours petites, et donnez-moi toujours un cœur et un
esprit pleins d'espérance de choses plus élevées.
Que
si Dieu même est en moi par sa grâce, ô sainte Mère, montrez-moi donc
toujours combien son temple, que je suis, est trop étroit ; et quand
j'aurai dilaté le temple, montrez-moi qu'il n'est pas assez grand.
Obtenez-moi toujours une faim nouvelle pour recevoir toujours une vie nouvelle,
pour agrandir toujours ce cœur où Dieu même veut grandir en moi, comme
le Sauveur grandissait en vous. Montrez-moi quelquefois mon âme
transfigurée en vous, belle de votre auréole, afin de me tirer de la
tristesse où me plonge ma lutte contre le mal, et me rendre toujours
l'espérance que le péché cherche à m'ôter. Donnez-moi cette vigueur
d'espérance que saint Paul nomme gloire d'espérance, qui, possédant une
fois la grâce de Dieu, ne craint plus rien, et se délivre de la
tristesse présente, parce qu'elle sait et sent que l'ensemble parfait de
tous les biens possibles existe en Dieu, existe dans ce ciel de Dieu,
qui est la Mère de Jésus et la nôtre ; que ces biens sont à nous, qu'ils
sont en nous, et que rien ne nous peut les ravir dans toute l'éternité.
XXXe MÉDITATION.
Agneau de Dieu, qui effacez les pèches du monde, ayez pitié de nous !
O
Jésus, maintenant, dites à votre Mère bien aimée de vouloir bien nous
pardonner si nous avons tant parlé d'elle, et d'elle plus que de vous.
Elle, la plus humble des créatures ; elle, qui semble avoir défendu aux
évangélistes de la louer et de la glorifier dans l'Évangile, et qui a
dit à son fils saint Jean d'omettre le Magnificat et de rapporter, au
contraire, la surprenante parole sortie de votre bouche : « Femme, qu'y
a-t-il entre vous et moi ? » elle, qui ne cherche qu'à s'anéantir devant
vous, parce qu'elle sait qu'étant créature elle n'est rien devant vous,
son Dieu, son Créateur, cette humble mère, de quel œil doit-elle voir
les éloges et la gloire que lui prodigue de plus en plus la piété
catholique ? O Jésus, vous le savez ; vous savez ce qu'elle fait de la
gloire dont vous voulez qu'elle soit comblée. A mesure que sa gloire
graudit, elle vous répète votre parole, et, comme pour vous adresser un
doux reproche de ce que vous relevez si haut, elle vous dit : « Qu'y
a-t-il entre vous et moi ? Qu'y a-t-il entre vous et moi, à mon Fils ?
Qui suis-je, et qui êtes-vous ? Vous êtes tout, et je ne suis rien. Ce
n'est pas moi qui vis, mais c'est vous qui vivez en moi. Vous êtes la
grâce dont je suis pleine ; mon immaculée pureté, c'est la vôtre ; la
gloire qui me revêt, c'est vous. Je suis la femme revêtue du soleil, et
ce Soleil de gloire, c'est vous, ô mon Fils et mon Dieu ! Ce n'est pas
moi que glorifient les hommes, c'est vous ; c'est vous que la sainte
Église glorifie de plus en plus en me louant, ô mon Sauveur ! Je vous
transmets cette gloire sans en rien réserver ; car qu'y a-t-il entre
vous et moi, vous qui êtes tout, et moi qui, en face de vous, ne suis
point ?» O Jésus, Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, qui
donc avons-nous glorifié en glofiant votre sainte Mère, si ce n'est vous
? Qui donc a fait cette immaculée pureté ? Qui donc a effacé d'avance
le péché de la Reine du monde ? Qui donc a destiné la seconde mère des
hommes, leur vraie mère, à la gloire d'écraser le serpent ? Qui donc lui
en a donné le pouvoir ?
C'est
vous seul, ô Jésus, c'est vous, qui effacez les péchés du monde, et qui
en outre produisez cette merveille de préserver du péché à venir. C'est
vous qui avez racheté d'avance du péché la Reine du monde, pour
produire le chef d'œuvre d'une créature parfaite, immaculée dans son
origine, immaculée dans toute sa vie et dans l'éternité.
O
Jésus, permettez-nous aujourd'hui de méditer ce mystère en votre
présence, ou plutôt dites-nous vous-même comment vous effacez les péchés
du monde, comment le principe et le chef-d'œuvre de ce divin travail
est votre Mère immaculée. Dites-nous sur ce mystère quelques-unes de ces
paroles qui sont esprit et vie.
Jésus. Au
commencement, à mon fils, moi le Verbe étemel, j'ai dit, avec le Père
et l'Esprit Saint : « Faisons l'homme à notre image et à notre
ressemblance ; et, comme un mot de ta bouche, ô
mon fils, est entendu autour de toi par mille et mille de tes
semblables, ce mot de notre bouche a été entendu de tous les êtres
destinés à la vie, de toutes les âmes à qui j'ai ordonné de l'entendre,
et toutes celles qui l'ont entendu ont vécu.
Et
pour toi, ô mon fils, comme pour chaque âme, cette parole est la vie
que je te donne et que je t"offre incessamment. Aujourd'hui même, en ce
moment, je dis ce mot pour toi, et, si tu vis, si tu penses, si tu
aimes, c'est que tu ne cesses de l'entendre. Si je me taisais, tu
cesserais d'être. Mais, dans cette parole simple de ma bouche, tu peux
et dois en entendre deux. Tu entends celle qui te fait homme, et tu es
libre d'entendre celle qui veut te faire enfant de Dieu. Tu entends
celle qui te donne la vie naturelle, et tu devrais entendre celle qui
efface tes péchés et te donne la vie de la grâce. Et ce que je dis, je
le dis toujours. Je ne parle pas, comme toi, par intervalles ; mes
paroles ne sont pas à chaque instant finies, comme sont les tiennes. Mes
paroles sont durables, immuables, éternelles, et je ne cesse pas plus
de prononcer sur toi la parole qui te crée et
qui te régénère, qui te donne ou qui t'offre la double vie de la nature
et de la sainteté, que mon soleil ne cesse d'illuminer et d'échauffer
les mondes qui roulent autour de lui.
Mais,
ô mon fils, nous n'avons pas voulu que notre grande parole, créatrice
et sanctificatrice, pût n'avoir pas un seul instant tout son effet. Nous
l'avons rendue vraie pleinement, et, quand nous avons dit : « Faisons
l'homme à notre image et à notre ressemblance, » non seulement l'homme
fut, mais il fut en effet notre image et notre ressemblance.
Il
y eut la sainte créature qui est l'image sans tache et la ressemblance
sans défaut de l'éternel Modèle. Il y eut, dans ce sens où je suis, «
l'Agneau immolé depuis le commencement du monde ; » il y eut cette
humanité principale et parfaite que mes Prophètes, dans la sainte
Écriture, ont appelée Sagesse créée ; c'est ce couple sans tache, la
nouvelle Eve et le nouvel Adam, qui fut et reste l'image immaculée du
Père, du Verbe et de l'Esprit. C'est ma sainte Mère, et, avant tout, mon
humanité.
L'âme. O
Seigneur, je comprends une partie de ce que vous me montrez. Je
comprends que votre divine parole, qui fait l'homme à votre image et à
votre ressemblance, lui donne la vie et lui offre la sainteté. Me faire à
votre image, c'est me faire homme ; me faire à votre ressemblance,
c'est me remplir de grâce, me sanctifier, effacer mes péchés. Votre
double parole ne cesse de retentir, c'est-à-dire que vous ne cessez de
donner la vie et d'offrir la grâce. Vous ne cessez de repousser la mort
et d'effacer les péchés du monde. Et comme il vous convient que votre
parole ait toujours un sens plein, parfait et immuable, vous avez, par
un miracle de votre toute puissance et de votre amour, créé une humanité
sainte, immaculée, qui fût et demeurât votre parfaite image et votre
ressemblance sans défaut. Mais, Seigneur, parlez-nous encore.
Jésus. O
mon fils, il y a deux mondes, qui sont le ciel et la terre. J'efface
les péchés des deux mondes. Je préserve éternellement et immuablement le
ciel de tout péché, et pour ce qui est de la terre, lieu du péché, j'en
efface le péché par mon sang, afin de la ramener au ciel.
L'âme. Mais comment cela peut-il se faire, O Seigneur ?
Jésus. O
mon fils, ma parole créatrice et sanctificatrice, qui, dans sa source,
en moi, est éternelle et simple, cette parole, dans le terme où elle
aboutit, qui est ton âme, est nombreuse, successive, comme la vie dans
son cours ou comme la lumière dans ses flots. Mais apprends que chacun
de ces flots, comme les battements de ton cœur, comme les vibrations de
ta voix et comme les ondes de la lumière, est double, et se compose d'un
élan de la source et d'un retour ou d'une réponse du terme où va
l'élan. Il faut que chaque émission de ma voix, qui crée et cherche à
sanctifier la créature, soit écoutée et reçoive une réponse. Mais, ô mon
fils, où est la créature qui me donne toujours la réponse ? Est-ce toi ?
L'âme. O
Seigneur, que me demandez-vous ? Vous me demandez si j'ai toujours
suivi toute ma raison, toute ma conscience ; si j'ai toujours suivi toutes
les lumières que vous m'avez données, tous les amours que vous avez
cherché à m'inspirer, et si j'ai toujours répondu à ces torrents
d'inspirations qui se versent sur moi chaque jour, comme la lumière,
comme l'air à chaque soulèvement de ma poitrine, comme le sang qui
renouvelle ma vie à chaque battement de mon cœur ! Hélas ! ô Dieu qui me
donnez la vie, qui me parlez, qui m'inspirez la vérité, qui m'inspirez
la perfection, la sainteté ; vous à qui je devrais répondre sans cesse
par l'amour et l'intelligence, est-ce que je ne vis pas toujours sans
vous répondre et sans vous écouter ? Quand est-ce, ô mon Maître et mon
Dieu, que je vous ai répondu décidément et pleinement une fois ?
Jésus. Eh
bien ! mon fils, voilà le péché ! Renfermé dans ton âme étroite,
languissante, qui ne sait pas venir à moi et sortir de soi, tu t'es fait
la funeste habitude d'entendre peu et de répondre moins encore ; et tes
réponses, qui pourraient, à chaque mouvement de ta vie, te sanctifier
et te donner le ciel, je les attends parfois pendant de longues années,
parfois pendant une vie entière, et pendant ces
années ton âme demeure dans le sommeil ou dans la mort. Et cette mort du
péché, je l'efface dans une seule réponse à ma voix. Comprends-le bien ;
je ne cesse de te dire : 0 âme, je te crée à notre image et à notre
ressemblance. Puis j'attends ta réponse. Chaque omission et chaque
contradiction est un péché. Mais si, après quarante années d'attente, de
silence, de sommeil et de mort, tu me réponds une fois, alors tous tes
péchés sont effacés.
Si
je te donne tant de jours, tant d'heures et tant de battements de cœur,
ô mon fils, c'est pour qu'une fois tu me répondes décidement :
« Oui, mon Dieu ! et que tu sois régénéré par cette réponse que je
provoque. J'ai dirigé la vie de bien des hommes pendant un siècle et
plus, pour que leur âme, au bout d'un siècle, vînt à m'entendre et à
répondre une fois. Ainsi attend, dans la patience, l'Agneau de Dieu qui
efface les péchés du monde.
L'âme. O Seigneur, prolongez donc la vie de tous les hommes jusqu'à ce qu'ils vous répondent une fois.
Jésus. Mon
fils, plus ils vivent, plus ils se plongent dans l'habitude de ne plus
rien entendre ; tu le sais bien. L'enfant me répond mieux que le
vieillard, et c'est pourquoi je reprends et moissonne comme des fleurs
les âmes innocentes des enfants. Et il vient un degré d'endurcissement
où l'âme très-certainement n'entendra plus. Alors il ne me reste plus
qu'à prononcer le jugement.
Mais
tu ne peux comprendre l'étendue et la multitude des moyens par lesquels
je cherche à réveiller les âmes et à recevoir leur réponse.
L'âme. O Seigneur, apprenez-moi ce que j'en puis comprendre.
Jésus. O
mon fils, je me mêle à l'âme tout entière ; j'y suis partout, toujours ;
j'assiste à toutes ses infidélités, et, pour que chaque péché ne la tue
pas, ne la plonge pas dans la mort éternelle, je la soutiens en quelque
sorte dans ses crimes, et j'en efface tout ce que mon infinie puissance
peut effacer.
Mais tu ne peux encore m'entendre. Sache-le bien, le péché est un mal infini ; car il sépare l'âme
de son Dieu, du principe de sa vie, pour toujours. Par le péché il y a
un abîme entre l'âme et son Dieu ; l'âme ne le peut franchir pas plus
qu'elle ne se peut créer. Par le péché l'âme mérite la mort éternelle ;
elle est morte pour l'éternité.
Mais
ce qui est impossible à l'âme est possible à son Créateur : je puis
franchir l'abîme quoiqu'il soit infini ; je puis passer du côté de
l'âme.
Sans
doute je suis toujours présent partout, mais, n'étant plus dans l'âme
de manière à y être entendu, il faut dire que je n'y suis plus. Elle ne
peut plus jamais ni voir Dieu, ni l'entendre ; je ne suis plus pour elle
; j'en suis comme séparé par l'infini de ma divinité. Mais, je te le
dis encore, je passe l'abîme, et je vais du côté de cette âme en me
faisant homme comme elle et en prenant tous ses péchés.
Alors
il lui devient possible de m'entendre. Quand je lui dis, d'une voix
humaine en même temps que divine : « Tu es ma ressemblance et mon image,
elle peut répondre, et ses péchés sont effacés. Et ici mon Église
t'enseigne l'histoire de mon travail et des inventions innombrables de
ma sagesse pour effacer les péchés du monde.
Ce
plan était conçu de toute éternité, et, tandis qu'il est simple à mes
yeux, pour ta raison il a deux faces. Tu vois mon but, qui est d'effacer
tes péchés et de te relever vers la vie éternelle. Mais dans mon
éternelle sagesse l'existence de l'Homme-Dieu était elle-même le but,
comme l'ont compris et enseigné quelques-uns de mes Saints. Quand le
Père, le Verbe et l'Esprit ont dit et disent : « Faisons l'homme à notre
image et à notre ressemblance, ils ont voulu et veulent de toute
éternité donner à cette divine parole un sens plein, éternel, infini.
Elle est vraie, d'une vérité pleine, parfaite, éternelle, infinie, dans
l'homme-Dieu,en moi seul, Jésus ton Sauveur. Et en même temps, cette âme
parfaite, mon âme qui m'est unie de manière à ce qu'elle est ma
personne, cette âme incessamment immaculée était le moyen par lequel je
voulais rentrer dans le monde en m'unissant à l'homme et y descendre
pour le sauver.
Mais
le Père, le Fils et l'Esprit ont voulu encore que l'Homme-Dieu, Fils de
Dieu, naquît cependant comme les hommes et eût une mère. Et comme nous
avons voulu que la grande parole créatrice du genre humain eût un sens
parfait, infini dans l'Homme-Dieu, qu'elle eût aussi un sens parfait,
complet, quoique fini, dans la créature même, il entrait dans le plan
éternel de mon œuvre qu'une autre âme que la mienne, — ce devait être
alors celle de la Mère de Dieu, — fût parfaite, fût l'image sans tache
et la ressemblance sans défaut du Père, du Fils et de l'Esprit. Et cette
âme est le second but de mon œuvre. Le premier est l'Homme-Dieu, le
sens parfait et infini de notre parole créatrice ; le second est la Mère
de Dieu, le sens parfait, quoique fini, de cette parole. Toute ma
sagesse est renfermée dans ce double chef-d'œuvre, dans ce chef-d'œuvre
digne de moi : œuvre telle qu'on n'en peut concevoir de plus grande,
puisque d'un côté elle est Dieu, et de l'autre la perfection créée, la
plus haute perfection concevable après Dieu.
Comprends maintenant, ô mon fils, ce qu'est une
âme immaculée. C'est une âme qui, dans ce côté de sa vie, qui dépend
d'elle aussi, en même temps que de moi, a toujours pleinement répondu à
chaque impulsion de ma voix. Et ces impulsions, plus rapides que celles
de la lumière, ont toujours trouvé l'âme attentive et prête à obéir.
Jamais une fois il n'y a eu refus, négligence ou silence. Puis, dans ce
côté de la vie qui est dans l'homme sans l'homme, dans cet abîme où ne
pénètre ni la raison, ni la volonté libre, jamais la conséquence ou
l'impulsion du péché satanique n'a imprimé, directement ou
indirectement, ni tache, ni ride, ni défaut, ni mouvement mauvais.
Jamais le plus léger mouvement venu du mal n'a été subi ni transmis par
cette âme, même involontairement. Et cela importait, ô mon fils ; car le
plus léger mouvement venant du mal a ses conséquences éternelles, et
entre dans la composition de l'infernale lumière et dans la force et la
vitesse des épouvantables torrents du feu maudit. J'efface dans l'âme
qui me répond ces mouvements et ces péchés ; mais il demeure
éternellement vrai que cette âme a péché, soit par
elle-même, soit originellement, et qu'elle n'est point immaculée ; elle
n'a point la plus haute perfection après Dieu. Il n'y a que deux âmes,
deux âmes toujours immaculées, l'âme de l'Homme-Dieu et l'âme de la Mère
de Dieu, qui aient cette perfection.
Enfin
le troisième but de mon œuvre et de notre parole créatrice, ce sont
tous ces saints et ces justes que j'ai tirés de la mort en me faisant
entendre d'eux par mon incarnation et par ma voix ; ces âmes auxquelles
s'applique cette éternelle parole : « Le temps vient où ceux qui sont
dans le sépulcre entendront la voix du Fils de l'homme, et ceux qui
l'entendront vivront. »
Il
y avait dans le péché de ces âmes une chute sans fin et un mal infini.
Mon sacrifice, mon sang, qui est d'une valeur infinie, comble l'abîme.
Puis, cette vertu qui efface le péché, je l'applique à ces hommes déchus
et morts à la vie éternelle, comme Elisée appliqua sa vie à l'enfant,
pour le ressusciter. Le prophète mit ses mains sur les petites mains de
l'enfant, et son corps sur le corps de l'enfant,
et sa bouche sur la bouche de l'enfant, et lui inspira son haleine.
J'en fais autant et plus. Je mêle mon sang et ma chair à leur chair, à
leur sang. Mon sang coule dans leurs veines, et tout mon corps
s'applique à tout leur corps jusque dans ses derniers replis. Mon esprit
d'homme s'applique, se mêle à leur esprit, et mon âme à leur âme ; et,
pendant que mon âme parle à leur âme et mon esprit au leur, et que mon
sang va dans leurs veines, moi, Verbe éternel, j'attire ce tout à moi,
faisant incessamment monter, pour eux et avec eux, vers moi et vers mon
Père, mon âme, mon esprit et mon corps, avec leur âme, leur esprit et
leur corps. Comme je me suis fait homme en prenant une âme et un corps,
et en élevant à moi l'humanité, je me fais aussi chacun d'eux, en
prenant leur corps et leur âme pour demeure, afin de les relever
jusqu'au ciel. Et ces applications à chaque homme de mon humanité, de ma
divinité par mon humanité, je les diversifie par ma grâce, dont les
démarches sont innombrables, et par les formes visibles des sacrements.
Et
comme tous mes mystères sont éternels, j'ai inspiré à mon disciple de
me nommer : « L'Agneau immolé depuis le commencement du monde. » Mon
sang a lavé et préservé dès l'origine, et avant le péché d'Adam, celle
qui devait être ma Mère et la mère de l'humanité relevée.
La
source du péché ne s'est ouverte qu'au-dessous de moi et de ma Mère
immaculée ; privilége ineffable dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans
sa bienfaisante étendue, dans son application à Celle dont j'ai prévu le
consentement à la maternité divine, dont j'ai prévu tous les mérites,
mérites qui, par ma grâce, l'ont rendue digne de porter Dieu.
Voilà,
mon fils, le sens de notre parole créatrice, prononcée dans le temps : «
Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Tu vois que
cette parole a un sens infini en moi, l'Homme-Dieu, ton Sauveur et ton
Dieu ; un sens parfait et admirable en mon immaculée Mère, et un sens
vrai et admirable, quoique moins étendu, en tous mes justes et mes
saints. Et tu vois, non pas sans mystères, mais
non pas sans lumière non plus, comment notre divine parole prévient ou
répare la dissemblance de l'homme à Dieu, et comment elle maintient
immaculé le couple régénérateur du monde. Tu vois comment, par mes
travaux et mes souffrances, entrepris pour faire entendre ma parole à
ceux qui dorment, elle efface les péchés du monde.
L'âme. Mon
Seigneur et mon Dieu, je vous entends, je vous adore, et je vous aime !
Mais voici le cri de mon âme, écoutez-le ! Mon Dieu, ayez pitié de moi !
Agneau de Dieu, effacez mes péchés, effacez les péchés du monde.
Effacez mes péchés passés, effacez mes péchés à venir. Préservez-nous du
péché pour toujours, comme vous avez préservé votre Mère de tout péché.
Effacez les péchés du monde et prévenez le péché futur.
Seigneur,
vous avez dit et dites encore votre grande parole créatrice qui nous
crée et nous régénère à votre ressemblance. Cette parole, si je l'écoutais,
si le monde l'écoutait, suffirait pour régénérer à chaque heure, dans
la lumière et dans l'amour, et mon âme et le monde. Mais la mort, que je
ne veux pas quitter, et à laquelle le monde s'attache, la mort ne vous
entend pas, et les flots de vie passent sur nous, à travers nous, sans
nous donner la vie. Et chaque nouveau péché, chaque nouvel abaissement
dans la mort rend de plus en plus impossible ma rentrée dans la vie. 0
Seigneur ! que du moins je me ligue avec vous, aujourd'hui, contre les
péchés à venir, les miens et ceux du monde. Oh ! que le monde pèche
moins, Seigneur, afin d'être moins mort, moins vide de vous. Oh ! que le
monde s'attache, Seigneur, aux grandes lumières du dogme de l'immaculée
pureté de la Mère des vivants, aux grands effets du culte de Celle qui
est la Mère de Dieu, la forme parfaite, l'idée parfaite de Dieu, et la
réalisation sans défauts de la parole qui créa l'homme et qui le
sanctifie. Sachons donc lire enfin dans cette lumière ce qui importe le
plus au monde, savoir : comment vous êtes l'Agneau qui prévient les
péchés du monde, et comment l'avenir du
monde peut différer de son passé par de plus grandes victoires sur la
mort du péché, sur l'infernal obstacle à la lumière et à l'amour.
Oui,
Jésus, là est notre progrès, progrès du monde comme de chaque âme. Oui,
Jésus, qu'enfin les vertus virginales et le sens virginal des choses se
développent davantage dans le monde par le culte pratique, c'est-à-dire
par l'imitation intellectuelle et cordiale de la Vierge sans tache,
Mère de Dieu ! Que Dieu, par la puissance des vertus virginales qui vous
appellent, ô Jésus notre vie, et que vous préparez en effaçant le
péché, que Dieu grandisse enfin dans le monde, y vive, y règne ! Qu'il
n'y soit plus continuellement insulté, crucifié, dans le mystère des
cœurs comme sur les places publiques ; qu'il n'y soit plus méprisé,
foulé aux pieds, dans les pauvres, dans les enfants, dans les malades et
dans les ignorants !
Et,
il me semble le voir, Seigneur, le culte, l'imitation de votre Mère
immaculée, qui est le culte de la perfection créée, grandit et
grandiras dans l'Église et dans le monde. Vous
le voulez et le genre humain s'y prépare. Vous voulez, plus que jamais,
que cette divine lumière se répande sur la dernière époque du monde, qui
sera, j'espère, la plus longue, et s'y verse toujours plus féconde et
plus belle, pour effacer et pour prévenir le péché.
Vous
voulez, ô Jésus, qu'un plus grand nombre d'hommes se lèvent et marchent
dans cette lumière. Vous voulez qu'ils apprennent à y puiser
l'intelligence, le courage, l'espérance. Vous voulez qu'ils y lisent
comment Dieu s'est déjà donné, et comment l'homme n'a plus qu'à recevoir
et à comprendre ce qui est en ses mains ; comment l'homme peut vivre de
vous et vous faire naître de lui, ajouter à son sang le vôtre, à son
intelligence la vôtre, et à son cœur votre cœur sacré ; comment, par
quels canaux et par quelle source, la vie, la vérité, la liberté,
l'amour grandissent dans l'âme et dans le monde ; comment
l'accroissement des vertus virginales, seules capables de Dieu, sont le
salut et le progrès du monde ; comment nous pouvons et devons disposer
et gouverner la terre dans la justice et dans la vérité ; comment,
au-dessus de lame et de l'humanité, il n'y a pas seulement la perfection
infinie de Dieu, que le monde pourrait croire trop loin de lui, mais il
y a encore la perfection créée. Oui, dans la réalité créée la
perfection est possible ; elle existe, elle vit, elle vient à nous, elle
nous touche, et par un lien secret et admirable nous y touchons.
L'homme ne peut donc plus rien concevoir de trop grand. L'homme ne peut
pas trop espérer. S'il veut la perfection, la perfection sans tache et
sans défaut, elle est donnée. La perfection humaine créée est connue par
son nom, et l'on sait comment s'y unir. Si l'on veut plus, si l'on
veut, outre la perfection immaculée, la perfection croissante dans
l'infini de Dieu, elle est donnée, puisqu'on nous dit que cette sainte
et immaculée perfection est Mère de Dieu, et unit Dieu au monde, et
qu'en son sein Dieu a voulu devenir homme pour élever à lui l'humanité,
et l'élever en lui de clartés en clartés, dans les siècles des siècles.
XXXIe MÉDITATION.
Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, donnez-nous votre paix !
Agneau
de Dieu qui effacez les péchés du monde, secourez-nous en ces jours
critiques, et venez effacer au moins quelques-unes des plus terribles
conséquences de nos péchés. Éteignez la colère, calmez les haines,
arrêtez les menaces, faites succéder aux bruits de guerre le silence
fécond du travail. Agneau de Dieu, donnez-nous votre paix.
Jésus,
Seigneur du ciel et de la terre, quand vous montez au ciel vous dites :
« Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. » Et quand vous
paraissez au milieu de nous sur la terre, vous dites : « Que la paix
soit avec vous. »
Vous
qui êtes la paix même, ô mon Dieu, ne serait-il pas temps, dix-neuf
siècles après votre venue, qu'au milieu des peuples chrétiens la paix,
la glorieuse paix dans la justice, pût commencer son règne, et que la prière de l'Église, qui ne cesse de vous demander la paix entre les princes chrétiens, fût exaucée enfin !
Lorsqu'il
sera venu, dit Isaïe, les peuples transformeront leurs épées en
charrues, et changeront leurs lances en faux, pour moissonner. Les
nations ne s'exerceront plus à la guerre et ne lèveront plus la main
l'une contre l'autre » (isaie, chap. II, v. 4).
Quand sera-ce, ô mon Dieu ! Quand verrat-on donc l'Évangile descendre dans la vie réelle des nations ?
Quand verra-t-on la vie des peuples se multiplier par l'union au lieu de se neutraliser par la lutte ?
Quand verra-t-on les peuples se souvenir qu'ils sont cohéritiers et ne doivent former qu'un même corps ?
Quand
verra-t-on les princes devenir princes évangéliques, et, loin de
dominer les peuples et de les opprimer par le luxe et la guerre, les
servir dans la justice et dans la paix ( Matth., XX , 25) ?
Ou
plutôt, quand verrons-nous les peuples, devenus enfin clairvoyants, se
délivrer décidément des continuels interrupteurs de la vie nationale,
des contempteurs de toute magistrature, des lacérateurs sacriléges de
toute loi, des briseurs de gouvernements et de constitutions, et en même
temps, par une conséquence naturelle, savoir ne plus donner au centre
de l'État, qui, quoi qu'on fasse, est toujours un et homme, le plein
pouvoir du sang, de l'impôt et de la parole, c'est-à-dire le pouvoir de
régler seul la vie, le travail, la pensée de tous, et de décider seul de
la guerre ou de la paix du monde ?
Quand
verra-t-on les hommes comprendre enfin la vérité de deux paroles
évangéliques qui sont deux grandes lois de l'histoire : celle-ci d'abord
: « Celui qui se sert de l'épée périra par l'épée ; » puis cette autre :
« Heureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre ? »
Quand saura-t-on que la vérité seule, la justice seule, et surtout la
bonté, ont, par elles-mêmes, une sorte de toute-puissance, que la
colère, l'épée, le sang, ne peuvent que diminuer ? Eh bien ! Dieu soit
loué ! le temps approche où les hommes comprendront ces choses.
0
Jésus, qui effacez les péchés du monde ; Vous qui rendez les nations
chrétiennes sans nulle comparaison plus pures que les peuples anciens ;
Vous qui, développant dans leur sein la science et la raison, leur
donnez, pour dominer la terre, des forces inconnues au vieux monde, Vous
avez aussi commencé à leur donner quelque intelligence de la paix. Déjà
vous leur donnez l'estime de la douceur et de la bonté. Déjà, comparés à
la barbare, cruelle et ignorante antiquité, les peuples chrétiens sont
bons, doux, pacifiques, autant que lumineux et forts.
Et
n'avons-nous pas sous les yeux, depuis bientôt un demi-siècle, un
spectacle qui ne s'était pas encore vu dans le monde, savoir : la paix
devenue stable par elle-même en Europe, et la guerre d'année en année
plus difficile, et bientôt à peu près impossible ? Et n'avons-nous pas
vu, quand la dernière grande guerre a éclaté, l'universelle conspiration
des peuples pour l'éteindre au plus tôt ? Et ne voyons-nous pas,
aujourd'hui même, au moment où la paix chancelle, l'universelle
conspiration des hommes, des choses et des idées, grandir et s'élever,
presque irrésistible, pour commander la paix ?
En
ce temps où l'Europe ne fait bientôt plus, par l'espace, qu'une terre
unique ; où tous les peuples se voient et se parlent chaque jour ; où le
travail et la richesse de tous sont inextricablement enlacés ; où la
science, les idées, les intérêts, les mœurs, les habitudes et les
besoins forment comme un unique réseau de tous les peuples, voici que ce
vivant et puissant réseau ne veut plus être déchiré. Aujourd'hui, grâce
à Dieu, tout conspire avec la sagesse, avec l'amour des hommes, pour repousser la guerre du sein de la patrie européenne.
Ce
n'est pas tout : l'histoire et la raison, commentant l'Évangile,
commencent enfin à nous montrer la faiblesse de la guerre, la force de
la paix pour conquérir et gouverner le monde.
Que
voulez-vous ? Vous voulez la justice ? Vous voulez délivrer les
opprimés ? Eh bien ! l'histoire, comme l'Évangile, vous montrent que la
guerre aggrave toujours le joug de tous les opprimés. Il n'est pas
aujourd'hui un seul homme, connaissant l'Europe, qui ne comprenne que la
justice, la vérité , la science, la parole, la raison, l'opinion,
l'effort moral et intellectuel, sont décidément parmi nous des choses
plus fortes que le fer et le feu.
O
vous tous qui souffrez et qui êtes opprimés, mettez enfin votre
confiance, non dans l'épée barbare, ruine des causes qui la tirent, non
dans le poignard satanique, malédiction des causes qui le tolèrent, mais
dans la force de la justice, de la vérité, de la foi, et dans le feu
sacré du cœur de Jésus-Christ.
Oui,
il y a encore parmi nous des opprimés. Il y en a de peuple à peuple, et
dans chaque peuple. O Jésus, qui êtes venu pour délivrer les hommes,
donnez-nous cet ardent amour des opprimés que l'on peut appeler votre
feu, ce feu que vous apportez à la terre ; mais montrez-nous en même
temps, ô Jésus, que ce feu, dont le triomphe est votre unique désir, est
lui-même la force souveraine qui doit tout délivrer en changeant les
obstacles en flammes.
O
mon frère, avez-vous quelquefois senti, dans votre ardente jeunesse,
des énergies de conviction, des bondissements de cœur, qui semblaient
assez forts pour soulever le monde ? Eh bien ! en ce moment vous avez
pressenti la force de la justice et de la foi. Le feu sacré brûlait en
vous.
Dans cette force, dit l'Évangile, l'homme soulève les montagnes, et rien ne lui est impossible (matth., XVII, 19).
Pourquoi cela ?
C'est
que Dieu est partout. Dieu, rondement du monde et point d'appui des
âmes, Dieu, qui est la justice, est au centre de toutes les àmes. En ce
centre les hommes se touchent d'un bout du monde à l'autre. En ce milieu
spirituel se transmettent d'homme à homme les mouvements de la pensée.
En Dieu, qui est justice et vérité, en Dieu toujours présent à tout
esprit et toute conscience, en Dieu se touchent tous les esprits créés.
Qu'un esprit veuille la justice et pense la vérité, cette pensée ou
cette volonté est un mouvement qui se transmet et se propage comme la
lumière. C'est un flot qui grandit et s'avance, partout favorisé par le
fond des consciences, et par le fond du monde, et par la force absolue,
qui est Dieu. Que plusieurs s'unissent pour vouloir et pour croire, dans
la vérité claire, dans l'évidence de la justice certaine et
désintéressée, dans l'enthousiasme et dans l'amour du bien ; alors
l'irrésistible élan des multitudes intelligentes et libres, formées en
légions invisibles,renverse tout obstacle et gouverne le monde.
Assurément,
la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu ; mais le
soulèvement pacifique, patient, persévérant des esprits, des consciences
et des cœurs pour la justice, voilà l'irrésistible force qui,
aujourd'hui plus que jamais, suffit à tout. En cette force les justes et
les bons seront maîtres du monde et dompteront toute force qui s'oppose
à la justice de Dieu ; comme quand saint Pierre, d'une seule parole,
fit tomber morts ceux qui mentaient, ou plutôt comme lorsque Jésus, qui
est la Justice même, renversait les soldats en leur disant : C'est Moi.
Voilà
la force des temps modernes. Dompter les volontés par la justice et les
esprits par la raison, mais non plus par le fer et le sang, voilà la
guerre très-sainte des siècles à venir, et voilà l'instrument sacré des
révolutions légitimes.
O
Jésus, Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, donnez-nous
votre paix, sous votre loi, dans votre force, dans votre vérité et votre
liberté.
Répétez-nous que, si nous pratiquons vos lois, nous connattrons la vérité, et que la vérité nous rendra libres (jean,VIII, 32).
Montrez-nous
que votre divin feu est sur la terre, que sa flamme lumineuse et
puissante suffit à tout et triomphe de tout dans la paix.
Mais
il faut qu'elle s'allume et qu'elle éclate ; sans quoi la paix est
impossible. Et il faut qu'elle s'allume bientôt, sans quoi la guerre et
les révolutions sont à nos portes.
Car,
si les hommes s'endorment plus long temps dans la fausse paix, dans
l'inintelligence, dans la stupide indifférence pour la justice, dans la
bassesse de l'égoïsme, et dans l'unique affaire du lucre par la
spoliation, et dans la fange du luxe et de la volupté, alors, de peur
qu'ils ne croupissent jusqu'à la mort, Dieu va les remuer encore une
fois par les révolutions et par la guerre.
Qu'il
s'allume donc, ce feu sacré, et qu'il pénètre les nations, pour les
mener, par la justice, par la foi, par la science, à l'union, à la
liberté, à la paix.
O Jésus, qui effacez les péchés du monde, donnez-nous votre paix !
ERRATA.
A
la page 82, ligne 2, au lieu de : « c'est l'HommeDieu, » suppléez une
ligne et lisez : « c'est le mystère de l'Incarnation, le mystère de
l'Homme-Dieu... »
A la page 138, ligne 4, au lieu de : « les démarches « lisez: « ses démarches. »
A
la page 168, ligne 17, au lieu de : « Éclairez ceux qui n'ont pas le
sens de l'unité, « lisez : Éclairez, « ô Jésus, ceux qui n'ont pas... »
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